La première publication importante dédiée à Guy Sacre, compositeur né en 1948, explore en profondeur son corpus mélodique des plus originaux.
Les mélomanes connaissent tous La Musique de piano, bible critique parue chez Robert Laffont en 1998 et analysant quelque 4 000 œuvres de plus de 270 compositeurs. Ce travail titanesque occupa Guy Sacre durant une dizaine d’années. Son infaillible érudition comme ses assertions péremptoires nous rendent attachant ce dictionnaire magnifiquement rédigé. Ainsi juge-t-il le Prélude en sol mineur op.23 n°5 de Rakhmaninov : « morceau qui revendique la palme de la laideur. » Le Catalogue d’oiseaux de Messiaen génère en lui un « ennui des plus incolores que la musique ait jamais suscités. » Et son horreur viscérale de l’atonalité lui fait ignorer certains modernes comme Stockhausen ou Barraqué.
Guy Sacre est également auteur et conférencier, dissertant volontiers sur des thématiques alliant les mots et les sons : « Liszt, tzigane et franciscain », « les musiques de la nuit », « Vigny et le silence », ou sur l’enfance, son sujet de prédilection.
L’atelier du créateur solitaire
Le musicographe se double d’un compositeur discret et raffiné qui prolonge une certaine tradition française. « Guy Sacre a bel et bien repris le fil là où ceux qui l’avaient tissé jusqu’aux années soixante (Poulenc, Milhaud, Sauguet…) l’avaient mené. » Autodidacte, il prit quelques leçons d’harmonie avec Bertrand Robilliard. Sa rencontre avec Vladimir Jankélévitch fut décisive pour son orientation. Il se forma essentiellement au contact direct des œuvres qu’il déchiffre avec boulimie pour se les approprier depuis l’âge de quinze ans. À la construction cérébrale, il préfère une approche intuitive et privilégie une écriture épurée, à l’instar de Federico Mompou.
Sacre use de formes toujours classiques dont il ne brise aucun code. Il hait l’exubérance, abhorre toute emphase et ne jure que par la mesure et le contrôle. Ses pièces pour piano n’exaltent guère les ressources de l’instrument et cultivent l’esthétique de la brièveté : Soliloques, 24 Préludes, Petits Exercices de la solitude, et plus récemment des Sonatines sur les saisons et 13 Impromptus. Malgré quelques œuvres de musique de chambre, l’essentiel de son catalogue est consacré à la voix : Cocteau, Schéhadé, Claudel et Supervielle figurent parmi les poètes l’ayant le plus inspiré. Une trentaine de recueils de mélodies offre un florilège de poésies allant de Marot à Jacottet, de Scarron à Reverdy sans négliger les incontournables Verlaine, Régnier ou Apollinaire.
Jardin secret
La palette de son vocabulaire musical étant d’une grande unicité, explorant un territoire circonscrit, sans débordement ni excès, une oreille superficielle n’y perçoit d’abord qu’une grisaille monotone. Il faut passer outre cette impression. Une écoute plus soutenue révèle alors toute l’ambivalence d’un monde à la fois familier et inconnu et procure une sorte d’envoûtement, à la manière d’une poignante litanie. Car tout l’œuvre de Sacre semble constituer jusqu’à l’obsession « ce dialogue intime, et recommencé, d’un être avec ses propres ombres. »
Aux sources vives de l’enfance
Ses thèmes favoris sont : la solitude, le regret, la mort, et surtout l’enfance, considérée à travers le prisme de la mémoire d’un adulte grave. Sa vision oscille entre nostalgie et émerveillement comme chez Schumann ou Ravel. « C’est un jeu incessant entre la candeur et la détresse qui se cache derrière des masques, sourires feints qui ne sont pas grinçants, loin de là, car toujours à travers on perçoit un clin d’œil de tendresse. »
Délicate orfèvrerie
Nul n’apparait plus qualifié qu’un autre compositeur-poète pour pénétrer les arcanes de l’univers sacrien. La plume élégante d’Anthony Girard s’y délecte avec une louable dévotion : « Les qualités dominantes de la musique vocale de Guy Sacre sont sa sobriété mélodique, son extrême raffinement harmonique, sa concision formelle et son économie de moyens. L’étude de ses mélodies révèle une attention extrême à la construction strophique des poèmes, au poids des mots, à leur sonorité propre, leur accentuation, comme aux images qui orientent chaque composition dans le sens de la vérité émotionnelle. » Il nous détaille les caractéristiques techniques de son écriture (harmonie subtilement modale, ambiguïté polymodale et polytonalité) au moyen de nombreux exemples judicieusement sélectionnés.
L’ordre chronologique prévaut ensuite pour la présentation analytique de chaque mélodie, mettant en valeur les qualités de l’écriture. Toujours rigoureusement travaillée, la ligne vocale au service du texte, confinée dans le registre medium, requiert des diseurs plus que des chanteurs.
La dernière partie de l’ouvrage l’établit dans une lignée typiquement française remontant à Chabrier. « Son attachement indéfectible à la tonalité ne lui enlève ni sa liberté, ni sa désinvolture, aiguisé qu’il est par son goût pour la bitonalité et les échelles modales. Sa musique, d’une grande économie de temps et d’espace, joue sur le paradoxe entre un mélodisme simple, apparenté à l’univers de la comptine, et une écriture harmonique élaborée, inventive, éminemment personnelle. »
Guy Sacre demeure l’une des personnalités les plus singulières de notre monde artistique. En marge des expérimentations de la musique dite contemporaine, souvent déroutantes pour le grand public, ce farouche indépendant a construit un univers hors du temps : « Chacun devrait suivre, non pas la mode, mais son mode, c’est-à-dire son élan personnel vers ce «je ne sais quoi» qu’il ose à peine, et loin des malveillants, appeler la beauté. »
Antony Girard, Aux sources vives de l’enfance : Les mélodies de Guy Sacre, Lyon, Symétrie, 2024
Guy Sacre, La Musique de piano, coll. Bouquins, Robert Laffont, 1998
Mélodies vol. 1 & 2, Florence Katz, Jean-François Gardeil, Billy Eidi, Timpani, 1999 & 2015
Œuvres pour piano, Billy Eidi, Le Palais des Dégustateurs, 2022
Fidèles interprètes du compositeur, la mezzo Florence Katz et le baryton Jean-François Gardeil se partagent une quasi intégrale des mélodies répartie en deux disques gravés à une quinzaine d’années d’intervalle. La performance des chanteurs est plus satisfaisante dans le premier volume. Leurs moyens techniques et vocaux diminués, leur articulation amollie affectent épisodiquement le second disque, d’autant que la réverbération de la salle d’enregistrement favorise une prédominance du clavier. Mme Katz se charge des trois recueils d’Éventails (Claudel). La verve et l’humour de L’Album de Poil de Carotte siéent bien à son tempérament. M. Gardeil alterne lyrisme intériorisé (Poésies de Schéhadé et Supervielle) et dramatisme déclamé (L’Exécution de Cocteau). Le pianiste Billy Eidi souligne impeccablement l’expressivité de la prosodie et demeure en parfaite adéquation avec ses partenaires.