Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Riche d’enseignements, l’épidémie planétaire du coronavirus remet brutalement en cause notre civilisation matérialiste et mercantile.
Riche d’enseignements, mais il serait plus exact de dire que cette pandémie nous donne une leçon, ou des leçons, comme on voudra. Que nous apprend-t-elle ? Tout d’abord que notre civilisation libérale, exclusivement fondée sur le business, l’obsession du rendement et la loi du marché, reléguant à l’arrière-plan les valeurs autres qu’économiques, nous mène au désastre. Désastre humain et désastre économique. Point n’est besoin d’insister à ce sujet. Les effets de ces deux désastres, même s’ils ne se font pas encore tous sentir, et dans toute leur ampleur, sont d’ores et déjà suffisamment patents. Au fond, cette pandémie qui stupéfie beaucoup de nos semblables n’a rien d’étonnant. Il est même loisible de la percevoir comme un des fruits (vénéneux) du modèle économique, social et culturel que nous tous, dans tous les pays du monde, avons adopté depuis le dernier tiers du siècle précédent.
Ce modèle est celui du « nouvel ordre mondial », cher aux libéraux de tout poil, de la cattalaxie selon Hayek, « ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché, […] ordre spontané produit par le marché à travers les actes des gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats. » (Droit, législation et liberté, t. 2, partie « Le Mirage de la Justice sociale », p. 131). Un ordre dont Hayek nous précise bien, dans les trois tomes de son Droit, législation et liberté, qu’il se caractérise par l’impossibilité de le connaître dans ses moindres détails, de le maîtriser et de l’orienter, et qui, malgré la nocivité de ses effets, s’impose à nous comme le seul possible, le seul viable, le seul susceptible d’apporter à l’humanité, en fin de compte, le maximum de progrès, de prospérité et de bien-être, et de permettre au plus grand nombre d’individus de vivre de leur travail et d’accéder, pour maints d’entre eux, à des situations enviables, voire à la réussite. Les tentatives de réformer cet ordre dans le sens de la « justice sociale » (un non-sens aberrant et une utopie dangereuse, selon Hayek), ou de lui substituer (par la révolution) un ordre alternatif égalitaire et de type socialiste construit et dirigé par l’État, échouent fatalement, se fracassant contre la réalité rebelle, et engendrent les pires catastrophes et la barbarie. Et il faut reconnaître que les dictatures communistes du XXe siècle témoignent en faveur de cette thèse de l’œuvre de l’économiste austro-britannique. L’ordre spontané hayékien est censément le seul à se révéler sain, sage, stable (nonobstant ses crises et les effets du jeu du marché, funestes pour nombre d’hommes) et profitable à la société tout entière et à l’humanité, à l’échelle planétaire.
Mais les fléaux sanitaires et les crises financières que nous connaissons ou avons vécu depuis plus de trente ans portent un sérieux coup à la thèse hayékienne de la nécessité d’accepter sans broncher cet « ordre spontané » dont il expose la théorie, et de croire à la bienfaisance globale de ses effets sur l’humanité, qui ne pourrait croître en prospérité, en progrès général et en confort que grâce à lui. Le krach boursier de 1987, la crise des subprimes en 2007, sans parler des innombrables et durables états de marasme de nombreux États de toutes les parties du monde (Haïti, Argentine, Équateur, Paraguay, Zaïre, Tanzanie, Zambie, entre beaucoup d’autres), les criantes inégalités sociales de pays où la richesse la plus fabuleuse côtoie la misère la plus noire (États-Unis, Brésil, Chili, etc.) sont des témoignages à charge contre le libéralisme qui est devenu la philosophie immanente de nos sociétés, leur éthique, ou plus exactement leur succédané d’éthique, et la règle de fonctionnement économique imposée, y compris au pouvoir politique, qui s’en réclame ou s’y soumet, incapable d’en prendre le contre-pied.
Les fléaux sanitaires en sont d’autres, et sans doute plus fondamentaux, car ils touchent au cœur de la crise qui mine notre civilisation. La pandémie provoquée par le coronavirus est le second de ces fléaux, le premier ayant été le sida, toujours présent et menaçant parmi nous, impossible à éliminer définitivement, et qui nous astreint à des rapports protégés (et pas seulement sexuels) avec nos semblables et notre environnement en général. Ce premier fléau, dont l’origine reste un mystère, nous interpellait sur notre mode vie occidental (et largement répandu dans le monde entier), caractérisé par la promiscuité, le libre cours donné à la sexualité la plus débridée et la plus aventureuse, et le manque désinvolte d’hygiène et de propreté. L’épidémie du coronavirus (virus dont l’apparition est tout aussi inconnue que celle du VIH et a donné lieu aux mêmes hypothèses non prouvées), elle, montre du doigt les conséquences nuisibles de la mondialisation des échanges économiques, culturels, humains, critiquée par beaucoup mais célébrée par nos élites et notre classe politique, et considérée, de toute façon, comme irréversible et sans alternative. Car quelle que soit l’origine du Covid-19 il est certain qu’il n’aurait pas proliféré avec une telle rapidité et ne se serait pas répandu sur toute la planète sans la mondialisation que nous connaissons. Les causes de son apparition et de sa prolifération siègent dans une organisation économique internationale marquée par l’internationalisation des relations financières, industrielles et commerciales, qui engendrent une urbanisation démentielle et un accroissement exponentiel de la densité de la population, et des déplacements permanents de foules d’entrepreneurs en quête de nouveaux marchés ou de conditions d’activité plus favorables que dans leur pays d’origine, et de salariés de toutes catégories envoyés à l’étranger par leurs employeurs ; sans oublier les masses de touristes et les étudiants, universitaires et gens de culture. Un micro-organisme viral ne mute pas dans un environnement relativement stable et paisible, et ignorant les contacts et échanges permanents, la surpopulation et l’agitation née de la trépidation des villes multimillionnaires. Et, partant, il ne se répand pas dans le monde entier. La pandémie de coronavirus résulte tout naturellement du modèle qui est le nôtre aujourd’hui : celui du libéralisme sans frein, marqué par la recherche insatiable du profit, gangrené par la spéculation, régi par la loi du marché et de la Bourse, qui provoque les déplacements incessants de foules d’hommes et de femmes, et que nul pouvoir politique ne peut contrôler ou ralentir.
La pandémie coronavirale s’inscrit dans la catégorie de ces fléaux, aux côtés du sida, de la pollution de toute la planète et du dérèglement climatique (avec son réchauffement de l’air, sa fonte des glaces, sa montée des eaux et son risque de disparition du Gulf Sream et de destruction des écosystèmes), qui menacent la survie même de l’humanité et nous mettent en demeure de remettre sérieusement en question notre modèle libéral de civilisation dont nous n’avons plus aucune excuse, aujourd’hui, d’ignorer ou de sous-estimer le caractère dangereux et destructeur. Mais cette salutaire remise en cause impose, pour convaincre nos semblables, la redécouverte de valeurs morales reléguées à l’arrière-plan depuis longtemps (ou perverties par une médiatisation frelatée, une exploitation marchande et une incorporation à la philosophie néolibérale, à titre de supplément d’âme), et qui doivent se substituer à notre mentalité mercantile et individualiste, ainsi qu’à ces valeurs creuses et inefficientes que sont les droits de l’homme et les « valeurs de la République ».
Le président de la République semble discerner cela, et il le dit quelquefois, du bout des lèvres. Dans son message télévisé du 16 mars dernier, il a fait allusion à la remise en question de notre mode de développement et de vie qu’implique la lutte contre l’épidémie présente ; dans un discours beaucoup plus ancien prononcé à la suite de la première journée de manifestation des Gilets jaunes (17 novembre 2018), il avait défendu son projet de taxe sur les carburants en critiquant l’essor économique de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe, fondé sur l’utilisation abusive des hydrocarbures et des véhicules motorisés. On peut regretter qu’il se contente d’effleurer le sujet, et en laisse de côté la dimension morale et politique.
Une chose est certaine : depuis une trentaine d’années (et cela commence à faire long), nous ne manquons pas de signaux d’alerte sur les risques que notre civilisation matérialiste et mercantile, sur fond d’individualisme à visée hédoniste, fait courir à la survie de l’humanité. Le krach de 1987, la crise des subprimes en 2007, les faillites nationales de nombreux pays, en sont les signaux économiques. Le réchauffement climatique, la pollution généralisée, le sida et, aujourd’hui, le coronavirus, en sont les signaux biologiques. En outre, l’actuelle pandémie a pour conséquence de nous amener à retreindre sensiblement notre liberté en raison des nécessités de la lutte contre le fléau. Qu’on en juge : on ne peut même plus mettre le nez dehors sans produire un justificatif écrit ; quant à se déplacer à l’intérieur ou hors de nos frontières, il ne faut plus y compter (!).
« Oui, nous sommes en guerre ! », a déclaré le président Macron, au soir du 16 mars dernier. Il conviendrait d’ajouter : Oui, notre modèle de société, libéral, matérialiste et individualiste, avec son relativisme moral et sa marchandisation de l’éthique, de la culture et de l’information, est révolu, et nous ne pouvons plus fermer les yeux sur cette réalité, car nous sommes au bord du gouffre, un pied sur l’extrémité de la falaise, l’autre déjà dans le vide. n
Illustration : Emmanuel Macron après avoir voté au Touquet, le 15 mars. Un homme à la hauteur des événements.