Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
L’ontologie, c’est-à-dire l’étude philosophique de l’être, n’est pas un humanisme. Pour le dire autrement, en termes sartriens – donc contre Sartre –, l’existentialisme n’est pas un humanisme.
C’est à Martin Heidegger (1889-1976), principalement, que l’on doit cette découverte cruciale dont nous mesurons insuffisamment la portée aussi bien éthique et philosophique que politique. Ainsi qu’il le reconnaissait – au point d’en faire le combat philosophique de toute sa vie –, l’être a toujours constitué le point aveugle, sinon l’impensé ou l’oubli majeur de toute la métaphysique occidentale qui faisait « comme si » cette question était donnée comme une évidence à ce point universelle (un innéisme) que toute entreprise de définition s’avouait d’emblée comme proprement inutile.
Les lignes qui vont suivre ne prétendront nullement offrir un résumé de la pensée heideggérienne – quelle impensable gageure ! Toutefois, à l’heure où notre monde semble accomplir des révolutions inverses de celles que l’on eût pu croire les mieux fondées en raison, au moins depuis nos lointains Attiques, il n’est pas inopportun d’attirer le lecteur dans une méditation littéralement existentialiste qui n’est ni matérialiste, ni nihiliste et encore moins athée. Du courant #MeToo à #BlackLivesMatter, du « néoféminisme androphobe » aux délirants procès en « appropriation cultuelle », en passant par les différents situationnismes « non-genrés » et « cisgenres » ou « racisés » et « non-racisés », nos sociétés sont profondément marquées par une propension pathologique à la déconstruction et à la destruction. En d’autres termes, rien de ce qui est proprement humain n’a de valeur ou d’intérêt aux yeux de la grande majorité de nos contemporains, hantés par l’oubli ontologique de leur être et entés, corollairement, sur l’amnésie des héritages et des attaches, au nom d’un présupposé méthodologique inconditionnel qui s’appellerait le progrès – dont les « progressistes » de tout poil indexent la quête sur une conception axiologique du bonheur ; de la sorte, quiconque n’adhèrerait pas à ce volontarisme purement idéologique serait frappé d’anathèmes ou de mort sociale.
Lorsque Heidegger nous invite à nous interroger sur l’être, c’est à la condition de congédier toutes les pensées antérieures qui, au moins depuis Platon, n’ont guère posé le problème de l’être que par référence à une situation ontique qui pourrait se résumer, prosaïquement, au simple fait d’être, sans expliciter – ce qui est précisément au cœur de la quête heideggérienne – cet être autrement que par référence à son intériorité. Dans Être et Temps (1927), ouvrage inachevé mais néanmoins érigé au rang de grand classique de la pensée européenne, l’ermite de Todtnauberg nomme l’être humain « Dasein », que l’on peut traduire par « être-le-là ». Par ce concept, il entend définir la réalité philosophique de l’être qui n’est pas pure subjectivité – au sens, par exemple, du « cogito » cartésien – mais en tant que médium par excellence pour appréhender, non pas l’homme dans sa conscience intérieure, mais l’être de l’homme, comme conscience agissante de son existence singulière. De ce point de vue, l’ontologie heideggérienne se veut antihumaniste en ce qu’elle répudie – à rebours de l’idéalisme kantien – toute approche de l’être dans/par son essence. Le Dasein, seul « étant » capable de s’interroger sur l’être, c’est-à-dire sur son existence, est dit « jeté au monde » ; il est un « être » (Sein) « là » (Da) dont la caractéristique est d’exister et non d’être seulement présent au monde. Penser l’être au prisme du Dasein implique donc que l’homme, bien loin d’être une essence, est avant tout une possibilité infinie d’ouverture au monde qui, en interrogeant ses actes, s’éclaire à la définition de son être propre. Ou plutôt, comme il l’écrit, « l’ ‘‘essence’’ du Dasein tient dans son existence. » Tendu vers son être à réaliser, il est en avant de lui, « hors de lui » (il « ex-siste »). Pour le dire autrement, l’être est ce qu’il se fait ; enfermé dans sa singularité, son être expérimenté hic et nunc n’est pas généralisable. En ce sens, le Dasein est considéré comme un « étant exemplaire ». Cette exemplarité de l’être – qui le rend si particulier – confronte, dès lors, le Dasein à son incommunicabilité.
Rejetant les « catégories » ontologiques d’Aristote, Heidegger va forger les « existentiaux » par lesquels le Dasein déterminera ses « modes d’être », les attitudes qui structurent son existence. Ainsi, le Dasein peut soit accéder à une existence authentique en s’élevant au-dessus de la médiocrité ambiante, soit demeurer dans cet état impropre dans lequel s’ébroue quotidiennement la majorité de ses contemporains. L’ontologie heideggérienne – qui s’écarte résolument de l’existentialisme sartrien – devient alors une éthique exigeante pour quiconque, assumant autant sa finitude que sa solitude, sinon sa « mienneté », ne cherchera pas à s’exonérer de sa responsabilité individuelle, voire à se victimiser. Si la postmodernité fière et triomphante se complaît dans la médiocrité, gageons que le Dasein apparaît comme l’antidote le plus sûr pour échapper à l’hébétude et à la sidération des masses démocratiques.