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À la recherche du XVIIIe siècle

Le père de Berthe Morisot, préfet à Limoges, y créa un musée des Beaux-Arts. Une des premières œuvres données fut un ravissant portrait de Nattier.

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À la recherche du XVIIIe siècle

Berthe s’imprégna de l’art du XVIIIe, avant d’y vouer un culte, aidée par la réhabilitation de cette peinture dans le seconde moitié du XIXe : Boucher, Fragonard, Perronneau et ses pastels deviennent l’objet de ses études et de ses copies, et les critiques d’alors ne manquent pas de souligner à quel point ses ébauches évoquent celles de ses maîtres, qui prisaient eux aussi les tableaux esquissés, laissant flotter aux yeux des spectateurs un ensemble de possibilités à jamais inabouties mais riches d’évocation, chaque zone “imparfaite“ recélant les prémices d’une précision que le regard imagine – ou pas, contemplant plutôt dans l’inachevé le temps suspendu, comme cette mère écoutant sa fille lui réciter une fable (La Fable, 1883) : la pose est calme mais les traits anguleux qui dessinent les silhouettes et donnent le volume des tissus sont comme des éclairs de lumière, comme si les modèles bougeaient, et quatre masses claires et indistinctes, au premier plan, sont comme des poules rapides traversant la cour et transformées en quatre calligraphies nerveuses de Mathieu.

Le parti pris de l’exposition est de juxtaposer, dans des rapprochements en effet très heureux, Morisot et ses modèles : deux silhouettes de jeunes femmes de dos (Morisot lui fait arroser un arbuste sur une terrasse parisienne), deux dames en manchon à un siècle d’écart… On sent Berthe Morisot attentive à la ligne, à la tension, à l’attitude, cherchant elle aussi à présenter une beauté naturelle, saisie sur le vif, comme par inadvertance, au hasard d’un regard jeté dans une pièce où une femme, de dos, s’apprête (Femme à sa toilette, 1875), ou par-dessus une clôture, avec une jeune bergère couchée, mais qui ne convainc pas trop. Il faut dire que les inspirations et les modèles ont des charmes parfois plus vifs que les échos qu’en donne Morisot, et plus encore que les copies qu’elle en fait (elle célèbre un Boucher, Jeune fille endormie, « d’une extrême inconvenance [en effet] et pourtant d’une grâce adorable » mais en livre une interprétation sans grâce). Le Portrait d’homme de Jean Valade (1770) est lui aussi supérieur à la copie qu’en fait Degas (oui, même Degas…), les femmes de Boucher ont une grâce plus palpable, mais moins de vérité (la Femme à sa toilette réussissant, elle, à surpasser Boucher par le naturel de la pose et la sensualité de la nuque). Les pastels de Perronneau sont en effet admirables, comme le disait Berthe Morisot, qui se toque de cette technique en 1885, où une exposition parisienne le fait redécouvrir : ils sont surtout supérieurs à ceux de son admiratrice, comme ses huiles, avec le Portrait de Karl von Sternbach, pétillant résumé du XVIIIe siècle où le visage intelligent et net sert de point focal, le nœud de la perruque laissant échapper une fumée de cheveux cependant que sur l’habit bouillonne une broche dorée qui paraît effervescente tant son évocation est une petite cascade de jaune. La Femme de face de Perronneau, encore lui, pastel de 1768, répond presque à la nuque de Morisot mais fait valoir ce que le trait nerveux de l’impressionniste ajoute comme brutalité au regard : la vérité est moins veloutée, le “sur le vif” impose un certain schématisme, que Morisot recherche, d’ailleurs. Perronneau, lui, creuse la fossette au menton de François Louis Boy de la Tour.

Le dialogue entre XVIIIe et XIXe siècles est donc fécond puisqu’il permet de mieux comprendre les effets que cherche Morisot, capable à la fois de cerner d’un léger trait sombre le profil de Paule Gobillard peignant (1887), de s’attarder sur sa bouche, son œil attentif et son nez (le visage étant d’une matière plus lisse que le mur sur lequel il se détache), de brosser sa robe à larges coups et de laisser son bras, devenu transparent, se perdre dans le piédestal qui supporte une statue au fond, la main de Paule n’étant plus que deux traits tenant un invisible pinceau : il faut refuser la précision pour échapper à l’anecdote, saisir l’instant au point de refuser le personnage ; le visage de la mère de la Fable est esquissé mais lisible, celui de Dans le pommier n’est qu’un ovale crème, comme une tête de mannequin de couturier, surmonté d’un chapeau de paille. De tableau en tableau, on suit la quête de Berthe, courant après la grâce du XVIIIe sans jamais vraiment la ressusciter mais réussissant à produire elle-même, sans libertinage, une grâce familière, bourgeoise et bonhomme qui désormais, elle aussi, appartient au passé.

 

Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle.
Musée Marmottan, jusqu’au 3 mars 2024.

 

Illustration : Berthe MORISOT, La Fable 1883, Huile sur toile 65 x 81 cm, Collection particulière © Christian Baraja SLB

 

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