France

Cesser de se mentir
Sous le titre évocateur de Bal des illusions, l’essai de Richard Werly et de François d’Alançon tombe à pic.
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La couleur jaune a « une histoire tourmentée », nous dit Michel Pastoureau. Le jaune dérange par l’ambivalence de son symbolisme, entre mauvais sort et joie de vivre ou encore maladie et abondance ; à l’aube du XXIe siècle, cette couleur a tenu le haut du pavé, le temps de véritables jacqueries post-modernes, portées par des hommes et des femmes ayant pour emblème un gilet… jaune.
Cette séquence des Gilets jaunes a révélé ce temps mauvais de la grande braderie sociale, économique et culturelle : celui de la vente de l’industrie française à la découpe, du désengagement de l’État. Et celui du peuple sacrifié. C’est bien ce crime social et politique qu’Eric Desmons décrit dans un roman. Qui prendra de plus en plus les allures d’un polar ayant pour thème le destin funeste d’un peuple devenu le caillou dans la chaussure d’élites hors sol qui n’auront dès lors de cesse de le calomnier et de le déconsidérer.
L’auteur, tel un anthropologue, a l’art de voir et de dire ce qu’il voit en immersion dans cette France dite périphérique. Il nous offre un récit sans concessions avec toujours le regard – quasi-médical – de celui qui se penche sur la souffrance et enregistre les symptômes d’un pays en crise permanente. Eric Desmons raconte donc le quotidien et les maigres espoirs de cette France d’en bas, montrant ses aspects les plus héroïques comme les plus sordides avec des personnages du pays réel qui vivent une sécession d’avec les technocrates voués au mondialisme et qui appliquent des normes de plus en plus absurdes et abusives. Ainsi Véronique, employée dans un ephad, revenue désabusée de ces révoltes avortées, semble incarner tout le courage et la souffrance d’un monde aux abois. Ainsi, parmi d’autres compagnons d’infortune, Patrick, son homme, rencontré lors de l’occupation d’un rond-point. Ces ronds-points devenus véritables lieux de la solidarité dont le peuple est toujours et encore capable. Véronique sait que « la vie ici se mesure au moindre mal ». C’est saisir en une formule improvisée tout l’art de la vie en commun et de la chose politique, en employant pratiquement les mêmes mots que la philosophe Simone Weil (« la politique c’est la politique du moindre mal »).
En effet, cette France « d’en bas » pressent que le salut politique ne viendra pas d’en haut. Et c’est bien ce peuple, non idéalisé par l’auteur et s’incarnant de façon remarquable dans chacun des personnages de Jaune, sur qui retombe le poids du politique avec les débats et les faux-pas qu’il suscite. Un peuple qui s’est trouvé un drapeau simple, d’un jaune électrique, en forme de gilet fluorescent de travailleur. Oui mais voilà, ce retour du réel est insupportable pour les puissants dévoués à la finance et obsédés par la liquidation finale du bien commun, à la manière de parrains mafieux. Ces puissants ont leurs exécutants qui seront eux aussi sacrifiés, tels ces fonctionnaires qui seront broyés par un engrenage aussi violent que celui qui a écrasé les Gilets Jaunes. Or ces agents de l’État, s’ils avaient eu conscience de ce jeu de dupes, auraient pu devenir des alliés de la révolte et revêtir le gilet de leurs frères ignorés. Mais hélas, ils demeurent fiers d’appliquer les directives antisociales du pouvoir résumées dans cette formule : « Il faut taxer les plus pauvres : ils n’ont pas beaucoup d’argent, mais ils sont nombreux ».
Le style de Jaune est concis et rythmé et permet de s’identifier à ces êtres – nos compatriotes – engagés dans un combat pour la survie, et emportés dans un tourbillon de plus en plus violent. Des citations empruntées au rap – la musique populaire d’aujourd’hui, qu’on le veuille ou non – tirées de plusieurs chapitres expriment le mal de vivre de notre peuple trahi et écrasé. Tout le spectre social, hormis peut-être une mince « élite » de décideurs, se retrouve dans le roman. On y entend même la voix d’une France ancestrale (d’avant-hier) en la personne du vicomte d’Apremont, vieil anarchiste de droite, à qui on ne la fait pas. Et qui dresse un tableau de l’état de la nation, ou du moins ce qu’il en reste, jusque dans sa dimension métaphysique et son rapport à Dieu, par quelques lignes d’une désespérante lucidité : « les Gilets jaunes, c’est ce qu’on a pu voir de plus radical. Pour quels résultats ? On dirait que le peuple est châtré, impuissant. Et puis, personne n’oriente sa volonté. Peut-être que les gens ne sont pas encore assez au fond du trou pour se révolter ? Peut-être sont-ils si savamment abrutis par la vie moderne qu’ils vont se résigner encore pour un bon moment. Il faut convenir que le moloch est puissant… ».
C’est tout l’intérêt de ce roman noir social de porter témoignage et de rendre justice à ces combattants d’une juste cause, au sort malheureux. Et de nous faire entendre en vérité que nous sommes pratiquement tous concernés. Lire Jaune est une bonne manière de prendre le pouls du pays toujours confronté aux mêmes tourments.