Civilisation
Pétain : sortir de la falsification
Une étude historique précise, documentée, intelligente et qui remet les faits en perspective.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Raymond Aron versus Jean-Claude Michéa.
À l’instar de la prétendue « démocratie » que nos sociétés modernes pratiqueraient forcément et assidument, le libéralisme constitue la colonne vertébrale anthropologique de cette (post)modernité dans laquelle nous baignons. Or, un gouvernement qui mêlerait des éléments (fussent-ils les plus sincères) proprement conservateurs à une structure ministérielle foncièrement libérale ne pourrait soutenir, sauf au prix d’une insoutenable contradiction, qu’il a été formé en vue d’une politique « libérale-conservatrice ». Cet oxymore devrait susciter à lui-seul les craintes, sinon les plus vives répulsions, et conduire au plus prompt renversement d’une élite dirigeante dont l’unique programme consisterait à duper les gouvernés qui n’en peuvent mais. Comme l’écrivait le juriste antilibéral Carl Schmitt, « il n’y a pas de politique libérale sui generis, il n’y a qu’une critique libérale de la politique », pour autant, néanmoins, « qu’il existe une politique libérale sous forme d’opposition polémique visant les restrictions de la liberté individuelle par l’État » (La Notion de politique, 1932). En d’autres termes, toute politique qui viserait à tourner le dos aux lois d’airain de la politique (non libérale, par essence) viserait, rien de moins, qu’à sa négation pure et simple. C’est probablement ce qui rend Raymond Aron peu crédible dans son inconséquence (voire son incohérence) à s’évertuer à penser le libéralisme politique dans l’optique machiavélienne du réalisme politique. Si le réaliste s’attend au pire en politique (Julien Freund, L’Essence du politique, 1965), le libéral, croyant fermement chausser ses lorgnettes réalistes, accomplira la politique du pire. Au contraire de ce que préconisait Péguy (Notre jeunesse, 1910), le « réaliste » libéral aronien dira (presque) toujours ce qu’il voit, mais refusera (commode échappatoire pour lui) quasi systématiquement de voir ce qu’il voit. Qu’est-ce qu’une politique perçue sous le biais du libéralisme dit politique si ce n’est une confusion dommageable entre la défense des libertés réelles (que le libéral aura plutôt tendance à conjuguer au singulier des révolutionnaires de 1789, ce qui en dit long, soit dit en passant, sur leur conservatisme parfois proclamé) et les méthodes pacifiques (c’est-à-dire enserrées dans des procédures préétablies destinées à travestir le venin agonal de la confrontation politique en discussion infinie) de gouvernement ?
Soutenir, dans le même temps, l’étanchéité principielle entre libéralisme politique, libéralisme économique et libéralisme culturel relève de la plus pure mystification… libérale. C’est nier que le dénominateur commun de ces trois libéralismes tient dans la neutralité axiologique posée comme « intention de base » (Karl Mannheim). Cela débouche sur la récusation de toute vérité en politique qui conduit au désert relativiste. Emporté par le mouvement cinétique de son illimitation, le Marché applaudit ; enrégimenté dans un distributivisme fallacieux, c’est-à-dire commutatif et égalitaire (à rebours, donc, du suum cuique tribuere géométrique aristotélicien), le Droit veillera à se maintenir au diapason des désirs particuliers sous le regard supposément bienveillant de l’État. L’idéologie libérale d’État devient ainsi totalitaire au sens hobbesien du terme, dans la mesure où elle dévitalise à la fois l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, dialectique fondamentale au cœur du libre-arbitre (la liberté nécessairement rivée à la responsabilité, selon Dostoïevski). L’État devient total en ce qu’il prétend s’immiscer dans le privé. Partant, le libéralisme pratique un double langage trompeur. Jean-Claude Michéa semble avoir écrit des lignes définitives sur cette propension idiosyncratique du libéralisme à la duplicité mensongère : « Il n’existe aucune contradiction de principe entre la lutte des libéraux économiques pour la mondialisation des échanges et pour l’abolition de toutes les frontières et celle que les libéraux politiques et culturels ont engagée contre tous les tabous arbitraires de la morale et contre toutes les formes de discrimination. Le Festival de Cannes n’est pas la négation majestueuse du Forum de Davos. Il en est, au contraire, la vérité philosophique accomplie. Dans le roman de George Orwell, le terme de double pensée désigne le mode de fonctionnement psychologique très particulier qui soutient l’exercice de la pensée totalitaire (Orwell s’est naturellement beaucoup inspiré des intellectuels staliniens de son époque). Cette étonnante gymnastique mentale, fondée sur le mensonge à soi-même, permet à ceux qui en maîtrisent le principe de pouvoir penser en même temps deux propositions logiquement incompatibles. Par exemple, nous dit Orwell : répudier la morale, alors qu’on se réclame de la morale. Croire en même temps que la démocratie est impossible et que le Parti est le gardien de la démocratie » (La Double pensée. Retour sur la question libérale, 2008). Il convient d’accepter de voir que le pluralisme politique se reflète également au miroir de la reproductibilité infinie des biens d’échanges.