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Il y a 80 ans, c’était « l’épuration »

Il y a un mois, nos villes et nos villages ont commémoré la Libération. Flonflons, défilés de vieilles jeeps et bals musettes nous faisaient revivre le climat heureux et joyeux de la délivrance de l’Allemand. Le spectacle était presque parfait. On a juste omis la présence de quelques femmes tondues et de quelques cadavres au coin du bois.

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Il y a 80 ans, c’était « l’épuration »

S’il y a bien un épisode de la dernière guerre mondiale qui est relégué au fond des armoires de l’oubli, c’est « l’Épuration » qui ensanglanta la France en 1944. Ce triste épisode est pourtant indissociable de la Libération. Posons les faits. Depuis l’été 1943, le gouvernement de Vichy et ses subordonnées sont mis « hors la loi » par celui d’Alger. L’ordonnance du 18 août fixe le cadre général de l’épuration ; les ordonnances des 3 et 21 octobre précisent qu’un tribunal militaire sera habilité à juger des crimes et délits commis dans des fonctions de responsabilités. Dans un premier temps il s’agit de juger des cadres militaires et administratifs présents en Afrique du nord. Puis, en novembre, avec la montée en puissance de l’Assemblée consultative dominée par les partis de gauche, l’arsenal juridique s’étoffe et la sévérité augmente. Ainsi, l’attitude individuelle, et donc tous les actes commis pendant l’occupation, détermine la peine. Dès lors l’arbitraire peut s’installer. De plus, une partie échappe à la règle commune de l’administration de la preuve ; tous les membres des « partis collaborateurs » (PPF, RNP, Milice…) sont passibles de fait de l’article 75 du code pénal sur l’intelligence avec l’ennemi.

L’Épuration commence bien avant la Libération. Les premiers « collaborateurs » sont abattus dès le printemps 1943, il s’agit de Miliciens en zone sud. Le mouvement va croissant. De l’exécution du conseiller Faure-Pinguely à Lyon en décembre à celle du préfet de l’Isère, Philippe Frantz, premier préfet assassiné dans l’exercice de ses fonctions, le 1er août 1944, la résistance montre sa détermination à éliminer non seulement les collaborateurs assumés mais aussi les cadres de l’État.

Après le débarquement, toute autorité s’efface. Dès lors, un peu partout, à l’intimidation succède la violence sur les biens et les personnes. Les découvertes de cadavres par la gendarmerie se multiplient sans que l’on sache sur le moment s’il s’agit de victimes de la vengeance épuratrice ou de la répression allemande. Parfois certains crimes sont de véritables massacres. À ce propos, on trouve dans les archives un courrier adressé en octobre 1944 au général de Gaulle par Marie-Thérèse de Pontchatrain. Elle y fait l’état de l’assassinat, dans des conditions atroces, du comte Philibert de Buffières, de sa femme et de son fils Michel, âgé de 8 ans, dans son château de Dolomieu le 16 août. Le 22, c’est Jeanne de Buffières, sa belle-sœur, qui est assassinée à Bourgoin. À l’évidence, il s’agit de l’extermination de toute une famille de notables.

Disloquer l’ordre établi

Si des maquis se comportent comme les grandes compagnies d’autrefois, la lutte des classes est tout aussi bien le motif que l’alibi. Le vol est une « saisie », le meurtre une « exécution ». La violence n’épargne personne. Cocteau, dans son Journal, évoque avec effroi la vue du cadavre d’une jeune fille lapidée sur le boulevard Raspail. Près des mines de La Mure, dans les Alpes, un ouvrier polonais a vu ses deux filles enlevées par des « maquisards » ; on les retrouvera sauvagement assassinées. Le rapport de gendarmerie croit bon de laisser entendre qu’elles avaient eu des « complaisances » avec l’ennemi.

L’Épuration n’est pas « un moment pénible » de la Libération ; un « mal nécessaire » qui permet de châtier les traitres, avec ses « inévitables débordements ». Ce que l’on a appelé « l’épuration sauvage » est indissociable de « l’épuration légale ». L’Épuration, c’est à la fois un appétit moral de justice et la volonté de disloquer l’ordre établi. Certains la veulent tempérée, d’autres, brutale, et les communistes (FTP) ne sont pas les derniers à appeler à la vengeance populaire. À Grenoble, les chefs communistes obtiennent l’exécution en pleine ville de six jeunes miliciens. Ce sera la dernière exécution publique dont les photographies d’un journaliste américain font le tour du monde et inquiètent le nouveau pouvoir à Paris, soucieux de sa réputation aux yeux des Alliés.

Comment écrire l’histoire de l’Épuration ? Elle fut longtemps prisonnière de discours convenus. Il y avait celui des « victimes », porté par Maurice Bardèche, beau-frère de Robert Brasillach, criant à l’injustice au nom de la sincérité des intentions. Robert Aron, reprenant méticuleusement les faits (et à sa suite Henri Amouroux) fait la distinction entre « épuration sauvage » et « épuration légale ». En faisant cette différence, il parvient à séparer la violence dans l’émotion (mélangée parfois à la vengeance personnelle, au goût pour le pillage et le sadisme) de la justice qui suit le cours du temps, allant de l’extrême sévérité à la relative indulgence. Les lois d’amnistie de 1951 et 1953 scellent une réconciliation sans doute nécessaire. En 1972, c’est le sentiment qui prévaut quand Georges Pompidou affirme, à propos de la grâce accordée à Paul Touvier : « Le moment n’est-il pas venu de jeter le voile, d’oublier ces temps où les Français ne s’aimaient pas… ? »

Une véritable guerre civile

L’histoire de l’épuration « extrajudiciaire » fut difficile. Les autorités tentèrent de réunir un maximum de documents pour l’estimer et établir un bilan chiffré. Pour 87 départements on arrive à 8 000 morts, un chiffre sans doute sous-estimé mais loin des 100 000 victimes qu’avance Bardèche. Les historiens s’orientèrent ensuite sur les cours de justice et les procès. Cela permet de détourner les regards de l’épuration sauvage renvoyée à la vengeance « naturelle », aux « règlements de compte isolés », au fameux « mal nécessaire » : les exécutions sommaires n’auraient fait qu’anticiper l’inévitable.

Quant aux « épurés », ils sont d’abord des « traîtres » (« collabos » étant un synonyme), parfois des bandits motivés par l’appât du gain (la bande Bony-Laffont), voire des pervers. Plus tard le film Lacombe Lucien (1974) fait apparaître la figure commode et finalement rassurante du déclassé sans éducation. Puis, la nature du crime ayant changé, on les représente comme des hommes instruits mais sans discernement (Maurice Papon). En définitive, tout concourt à dépolitiser l’histoire de l’Épuration alors même que l’histoire de la collaboration tend à souligner de plus en plus son caractère politique.

C’est pourtant bien d’une histoire politique qu’il s’agit. L’Épuration, qu’elle fût « sauvage » ou « légale », fut un choix assumé. L’enjeu en était, comme toute guerre civile, la France, son gouvernement, ses pouvoirs, son intelligence, ses arts, son avenir.

La lecture de l’Épuration en France comme guerre civile, pour paraître hardie, n’en reste pas moins féconde. Un camp l’a emporté sur l’autre mais le vaincu a longtemps pensé, lui aussi, incarner la légalité et la légitimité. Avec les individus, les clans prennent parti, guidés par le hasard des liens personnels, des cultures de famille ou des engagements politiques. Et la guerre civile réveille de vieux clivages ou de vieilles haines plus enfouies qu’apaisées : syndicats de gauche et mouvements de droite, traditions légitimistes et cultures républicaines, nobles et paysans, ouvriers et bourgeois, peut-être même catholiques et protestants dans certaines régions. Autant de conflits ne pouvaient trouver d’apaisement que par une autorité souveraine et non dans le ressentiment fatalement diviseur. En 2024, le grave moment de l’Épuration ne méritait pas d’être caché, il l’est pourtant comme une tâche honteuse mais indélébile sur les valeurs républicaines dont la rancœur permanente est le tissu conjonctif.

 

Illustration : 3 août 1944, Lyon. La recherche des femmes à tondre a lieu dès l’installation des comités locaux de Libération (CLL), et fait partie de leurs premières tâches. Un fonctionnaire est généralement présent (policier, gendarme) pour leur donner un caractère officiel.

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