Tribunes
De la valeur du langage
Les leçons de Damascius et des néo-platoniciens.
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Les 30 juin et 7 juillet 2024, la France vécut un moment politiquement dense et d’une fantaisie peu commune depuis l’instauration de la Ve République. Ce kairos, survenu au soir même du 7 juillet, a démontré, s’il en était besoin, l’inanité d’un régime, la démocratie, dont Winston Churchill affirmait pourtant qu’il « est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres ».
Par-là soulignait-il son caractère imparfait mais, néanmoins, préférable au regard de tous les autres régimes. Cet apophtegme repris et récité tel un mantra depuis des générations, est parvenu, avec le temps, à acquérir la force indestructible de l’évidence, lors même qu’il est un de ces colosses théoriques aux pieds d’argile devenus à ce point totémique que nul ne songerait, sauf à passer pour hérétique, à renverser. Du moins de nos jours. Il n’a pas manqué, en effet, jadis et naguère, de contempteurs aussi lucides que parfois acrimonieux à l’endroit de ce régime qui demeure, entre tous, l’un des plus insondables mystères de la philosophie politique. Mais aucun, sans doute, à la façon de Platon (vers 428 – 347 avant J.C.), ne s’était aventuré aussi loin dans les profondeurs spéléologiques de la démocratie. C’est qu’avec l’avènement d’Homo democraticus, l’humanité doit composer avec un autre homme. Dans le Ménexène, le philosophe, par la voix d’Aspasie, femme de Périclès, constate que la démocratie n’est rien de moins qu’une aristocratie de fait. Si l’égalité préside bien à ce régime puisque tous les citoyens sont placés, par la naissance, sur un même pied – cette égalité de naissance (« isogonie ») leur ouvre un droit d’accès aux fonctions politiques –, il revient à ces derniers de choisir et de déléguer le pouvoir entre les mains les plus aptes : « c’est en réalité le gouvernement des meilleurs avec l’approbation de la foule. » Le point aveugle est que Platon ne semble guère envisager que l’élite puisse se montrer aussi médiocre que le peuple, ou pis encore. Dans le Protagoras, il fait dire au sophiste que la démocratie se fonde sur la connaissance, cette sophia qui doit s’enseigner de transmettre. Pour celui-ci, c’est à l’ensemble des citoyens d’enseigner à ses successeurs ; chaque citoyen doit consentir à prendre part systématiquement à l’éducation politique de ses enfants. Mais il reconnaît aussi que si la démocratie postule l’égalité, tous les citoyens ne se présentent pas à l’identique quant à leurs capacités intellectuelles. Platon objecte – plaidant pour une égalité géométrique qui hiérarchise contre une égalité arithmétique qui nivelle : l’égalité de nature est invérifiable, donc un mythe – que l’apprentissage de la politique est incompatible avec l’exercice d’un métier. Seuls les philosophes, dévoués et prédisposés entièrement à cette tâche, peuvent constituer les « gardiens » de la cité.
En nos actuelles politeia, les gardiens – les élites – procèdent de la masse ignare, leur sentiment de supériorité provenant d’un dérèglement de leur âme qui les frappe de cécité sur l’état de leurs vices (le mensonge) qu’ils prennent pour des vertus (la vérité). Mais si l’égalité est une tare de la démocratie, ses effets funestes sont démultipliés par la liberté, son corollaire, dont Platon fait une condition nécessaire, un donné naturel et irréductible. Sa pente, non moins naturelle et irrésistible, est l’individualisme : « la cité déborde de liberté […] et l’on y a licence de faire ce qu’on veut. […] Or il est clair que, partout où règne cette licence, chacun organise sa vie de la façon qui lui plaît. […] Dans cet État […], on n’est pas contraint de commander si l’on en est capable, ni d’obéir si l’on ne veut pas. » (La République). L’on peut conjecturer que Tocqueville aura gardé fidèlement en mémoire ces lignes platoniciennes lorsqu’il imaginera le despotisme doux de la cité libérale-libertaire qui n’aime rien tant que « les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir » et ne cessent de tourner « sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme » (De la démocratie en Amérique). Ayant goûté à la liberté, le citoyen réclamera de s’enivrer toujours plus aux parfums capiteux de ses fruits vénéneux, prétextant qu’elle est un « bien le plus beau de tous », dont les hommes ne peuvent jamais être privés. Pris dans un engrenage d’addictions diverses, le citoyen cherchera à étendre toujours ses droits et libertés, donc à faire diminuer le pouvoir conçu alors comme un obstacle à l’épanouissement plein et entier de sa liberté absolutisée. Il s’ensuivra ce que Platon avait auguré dans ces lignes on ne peut plus actuelles : « N’est-il pas inévitable que, dans une pareille cité, l’esprit de liberté s’étende à tout ? […] Qu’il pénètre dans l’intérieur des familles, et qu’à la fin l’anarchie gagne jusqu’aux animaux ? […] Que le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre, que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque et l’étranger pareillement. […] Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues ». La licence générale réduit la démocratie à la servitude. La démocratie est une aporie acculée à l’impossibilité de concilier égalité et liberté, sauf à fragiliser tout pouvoir et à saper toute autorité. Égalité et liberté, en démocratie, sont guettées par deux excès : celui d’une déchéance qualitative de l’esprit public, pour l’une, celui d’une permissivité sans limite pour l’autre.