Monde

Vieux monde, nouvelles règles
Il y a 80 ans, Yalta partageait le monde. Ou plutôt, Yalta créait deux illusions : l’Occident et le monde libre.
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Que reste-t-il de Yalta, qui prétendait façonner le monde ? Empires déchus, nucléaire éparpillé, illusions perdues… À l’heure où « l’Occident » traverse une phase crépusculaire, il est temps de tirer la leçon des politiques grandioses et vaines : aucune civilisation ne peut prétendre se programmer elle-même.
Cela fait 80 ans qu’on nous ressasse la Seconde guerre mondiale. L’anniversaire de mai 1945 n’y échappera sans doute pas. Pourtant, cette époque apparaît extraordinairement loin de nous, sous tous les angles envisageables. Seule la volonté récurrente de la gauche de brandir le thème de l’antifascisme, qui l’arrange bien, donne une ombre de consistance à ce souvenir. Car tant d’eau est passée sous les ponts depuis. Déjà, entre un monde sous le coup d’une guerre générale atroce et dévastatrice, et un monde qui a eu tout le temps de se reconstruire et d’évoluer.
Mais surtout parce que trois mutations d’importance historique sont intervenues dans l’intervalle, nullement prévisibles en 1945 : l’explosion de la société de consommation, d’abord occidentale, puis généralisée à de nombreux pays ; la mutation culturelle radicale des années 60 et celle des mœurs, poursuivies ensuite ; et enfin, après le tournant de la décolonisation, la redistribution de la richesse et du pouvoir sur la planète ; notamment au profit de l’Asie, d’où la spectaculaire montée de la Chine au rang de superpuissance, l’Inde tentant de la suivre. Voyons cela de plus près.
À l’international, que vaut le souvenir de Yalta ? Le Royaume Uni n’est plus une grande puissance, l’URSS a disparu. L’affrontement idéologique Est-Ouest qui émergeait alors, communisme contre capitalisme, s’est évanoui. Certes, d’aucuns ressuscitent le spectre d’un choc des démocraties contre les régimes autoritaires ; mais c’est bien simpliste. La réalité actuelle est celle d’un monde multipolaire, intensément interconnecté et dominé par des rapports de force multiples, qui ne saurait être régi par une discussion en direct entre deux ou trois superpuissances. Monde où la culture européenne au sens large, avec ses dérivés américain et russe, domine de moins en moins. Et donc, si on peut avoir parfois l’impression d’un retour aux puissances du XIXe siècle, elles ne sont plus culturellement homogènes, ce qui change profondément la problématique de leurs rapports.
Sur le plan militaire, si le nucléaire garde sa force, c’est de façon bien plus partagée qu’en 1945, où c’était un monopole américain. Corrélativement, la défaite de l’Allemagne et du Japon est le dernier exemple d’une capitulation sans conditions. Depuis, tous les essais pour viser une victoire totale ont échoué – sauf défensivement. Et il est bien plus difficile militairement de faire la loi chez les autres. Ce qui renforce la multipolarité.
Dans nos pays, là encore le paysage n’a pas grand-chose à voir avec celui de 1945. La ruine de l’Europe a fait place d’abord à une extraordinaire prospérité populaire, maintenant quelque peu remise en cause. Et on a eu le phénomène étrange de la construction européenne, improbable en 1945, en accélération à partir de 1958 : constamment au milieu du gué, elle reste prise entre sa logique fédérale sous-jacente mais jamais avouée, et la réalité nationale et démocratique. Mais en 1945, les pays européens étaient encore les grandes puissances d’avant, ruinées certes et dominées, mais encore debout, au moins apparemment. Elles savaient qui elles étaient, ou croyaient le savoir. L’Europe, elle, n’en sait rien, hors programme idéologique.
La scène idéologique enfin a radicalement changé : on est passé d’une emprise marxiste ici ou là, consolidée par des partis staliniens puissants et opposée à un monde occidental en résistance, à un postmodernisme erratique et anarchique, puis à l’idéologie woke et ses avatars. Ces nouvelles variantes sont moins consistantes intellectuellement, mais tout aussi capables d’un terrorisme intellectuel envahissant. La résurgence du néolibéralisme n’était pas plus prévisible, ni la montée récente du populisme sous ses formes diverses – qui n’a rien de commun avec le fascisme d’avant-guerre. On y ajoutera l’effondrement historique de la religion chrétienne ; et l’émergence de l’écologisme, alors inconnu. Ou du féminisme sous toutes ses formes.
Corrélativement, on est passé d’une exaltation de la politique familiale à la dislocation de la famille et des mœurs, et à l’effondrement de la natalité. Et se diffuse, au moins dans les pays occidentaux, un pessimisme sourd, une crainte profonde de l’avenir.
C’est donc à frais nouveaux qu’il faut tenter de penser le monde actuel. Avec le recul, ce qui domine dans notre souvenir de 1945 est l’impression que le monde d’alors se caractérisait par des idées simples et claires. Et, de façon paradoxale après un tel désastre, par une certain optimisme – contrairement à l’époque actuelle, où règnent plutôt flou et sinistrose. Bien entendu, on peut à raison contester cette vision de rétroviseur, nécessairement réductrice. Mais cela reflète une certaine réalité. Dès lors, les multiples mutations que nous avons évoquées peuvent apparaître comme des négations de ce monde de 1945. Après la simplification brutale de la guerre, le monde d’alors reposait sur un grand nombre d’illusions. Et parmi ces illusions se trouvait justement cette idée qu’on pouvait repartir à zéro, remettre les choses en place par quelques références simples, une vision du bien et du mal.
Mais à regarder de plus près, dans une large mesure, c’est aussi ce qui caractérisera toutes les expérimentations qui ont suivi. Le point ultime de la naïveté n’a-t-il pas été atteint dans les années 1991, avec le thème de la « fin de l’histoire », presque comique avec le recul ? Mais non moins naïfs en leur genre étaient les délires soixante-huitards (il est interdit d’interdire, le sexe comme libération, etc.). Ou le rêve du pilotage de l’économie, keynésien puis néolibéral. Ou celui de la mondialisation heureuse, économique et culturelle. Tout cela pour déboucher sur le monde actuel, bien plus complexe et divers que ce que tout un chacun pouvait imaginer, non seulement en 1945, mais à tout moment en cours de route.
Ce n’est que la période récente qui pourrait se caractériser par un peu plus de lucidité ; mais, hélas, dans un contexte de relative désillusion. Evolution qu’on pourrait corréler avec la tendance à la désoccidentalisation de ce monde, encore partielle, mais désormais manifeste. L’usine à idéologies qu’a été le monde « occidental » paraît fatiguée, moins prolifique et plus caverneuse, les dernières productions en date, l’écologisme catastrophique et le wokisme étant quelque peu crépusculaires. D’autres prendront-elles le relais ? Ce n’est pas visible pour le moment.
Là est sans doute la principale leçon : on le savait depuis longtemps, il est impossible de prévoir l’évolution des sociétés humaines. Et plus encore lorsque des bouleversements majeurs sont à l’œuvre, voulus ou subis. Cette relative évidence, du moins pour qui garde un minimum de sang-froid, a été régulièrement niée lorsque le prurit idéologique offrait ses solutions superficiellement séduisantes. Or, en aggravant la complexité et par là l’indétermination des sociétés, elles ont eu pour principal effet de remettre justement en cause ce qui est à leur source même, cette foi naïve dans des solutions maîtrisables.
Ce genre de dérapage n’est pas nouveau : il rappelle la floraison des hérésies ou révoltes millénaristes qui ont ponctué notre Moyen Age à son apogée, culminant avec le cher Joachim de Flore et son annonce du règne de l’Esprit. Mais à l’époque, avec tous ses défauts, l’Église médiévale tenait plus ou moins la barre. Rien de tel aujourd’hui. Tant qu’à poursuivre la comparaison, il nous reste à espérer que nous ne connaîtrons pas les affres du XIVe siècle, entre peste noire, famine et guerre de Cent ans. Mais justement, rien n’est écrit ; la vie continue. Et en tout cas, nous savons que ce qui nous suivra sera très différent d’aujourd’hui.
Illustration : À « Yalta, République de Crimée, Russie », comme l’écrivent les agences de presse, les palmiers sont sous la neige : l’époque est confuse.