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« Le souverainisme moderne est le résultat des abus de l’Union européenne »

Un entretien avec David Engels. Propos recueillis par Philippe Mesnard

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« Le souverainisme moderne est le résultat des abus de l’Union européenne »

Les études d’opinion révèlent à la fois que les Européens votent de plus en plus pour des partis qui défendent une souveraineté nationale et, dans leur grande majorité, ne remettent pas en cause l’Union européenne. Est-ce contradictoire ?

– Pas du tout, car il faut comprendre ce qui se cache en fait derrière la défense de la souveraineté nationale et la volonté de conserver les acquis de l’UE. D’abord, le souverainisme moderne est le résultat des abus de l’UE, des abus qui touchent d’abord le domaine de l’idéologie et seulement en second lieu les questions économiques ou institutionnelles, donc techniques : si l’UE suivait un programme vraiment bénéfique pour tout le continent, elle n’aurait que très peu d’ennemis « souverainistes ». De plus, le repli national n’est pas issu d’un quelconque conflit entre identité nationale et identité européenne, mais plutôt entre une identité historique enracinée complexe, dont l’aspect « national » n’est qu’une facette, et l’universalisme droitsdelhommiste insipide de Bruxelles : si l’UE exaltait véritablement notre civilisation et la défendait contre les menaces extérieures et le risque de dissolution identitaire mondialiste, le repli national n’aurait aucune raison d’être. Ceci explique aussi le soutien implicite de nombreux électeurs patriotes à l’idée européenne en tant que telle, car ils sentent que les élites européennes ne sont que des usurpateurs qu’il s’agit de chasser pour récupérer enfin le contrôle d’un outil crucial pour la survie de notre civilisation : le futur non seulement de la civilisation européenne, mais aussi des identités nationales se joue à Bruxelles. En tout cas, voilà l’idée de base de mes propres travaux récents, notamment le dernier, Défendre l’Europe civilisationnelle, qui vient de paraître, où je présente l’hespérialisme, donc la nécessite d’un véritable patriotisme identitaire européen non pas en opposition avec les patriotismes nationaux, mais leur ajoutant plutôt une strate identitaire essentielle.

Les dernières élections européennes ont vu arriver plus de députés “nationalistes”, au détriment de Renew, par exemple. Était-ce inattendu ?

– Tout d’abord, il faut se garder de tout enthousiasme hâtif : oui, la droite européenne a pu noter quelques progrès mais, au final, le nouveau parlement européen n’est pas si diffèrent de l’ancien, les pertes s’expliquant essentiellement par le déclin de Macron et par la chute des écologistes allemands ; deux évolutions assez prévisibles. Ce qui est, en revanche, beaucoup plus intéressant, c’est la tendance de plus en plus marquée de cette droite européenne à l’abandon de l’euroscepticisme primaire et la quête d’une réforme des institutions européennes, réforme non seulement basée sur des éléments technocratiques, mais aussi des questions identitaires et civilisationnelles, qui me semblent essentielles.

Ces termes « nationalistes » ou « souverainistes » vous paraissent-ils d’ailleurs bien qualifier ces votes et ces partis ?

– Il faudrait évidemment voir cela au cas par cas ; et même au sein des électeurs d’un même parti, il y a souvent des motivations très divergentes. Ceci dit, si nous prenons au moins les « grands » partis comme les Fratelli, le RN, l’AfD ou encore le PiS, nous pouvons distinguer un noyau dur qui est souvent plutôt nationaliste qu’européiste, et une masse d’électeurs plutôt centristes qui veulent conserver les acquis essentiels de l’UE tout en s’opposant à ses dérives idéologiques. Le Pen, Meloni ou Kacyznski ont très bien compris cela, alors que l’AfD a en grande partie raté les dernières élections en sous-estimant ce facteur. D’ailleurs, parmi les électeurs de droite, il faudrait aussi distinguer les différentes tranches d’âge, les jeunes étant plutôt identitaires européens, alors que les plus âges sont plutôt des libertariens souverainistes. Mais en gros, l’on peut certainement dire que la balance est en train de pencher de plus en plus vers une droite plutôt axée sur les questions identitaires et civilisationnelles que des velléités libertariennes ou nationalistes, et prête à une intense collaboration contre les nombreux ennemis de notre civilisation.

Les partis traditionnellement forts dans l’hémicycle européen, PPE, S&D et Renew, semblent s’être entendus pour ne pas tenir compte de la poussée des partis souverainistes, en excluant le CRE de la répartition des postes clés. Une démarche logique ? Un “équilibre” qui pourrait être remis en cause ?

– En effet, il fallait s’attendre à ce que la logique du « cordon sanitaire » soit aussi appliquée au sein du parlement européen aussi longtemps que possible, d’autant plus qu’en Allemagne, non seulement la discrimination spectaculaire de l’AfD, mais aussi la qualification de tout parti européen non aligné sur les positions politiques du centre-gauche allemand (qui y domine tout le discours politique) a rendu quasi impossible toute coopération pragmatique et réaliste entre gauche et droite. Une remise en cause de ce paradigme ne sera pas pour demain ; au contraire : l’Allemagne risque de maintenir sa position jusqu’au dernier moment avant de tomber, probablement, dans l’autre extrême, comme si souvent dans son histoire…

I&D et CRE paraissent inconciliables, le CRE connaît des tensions internes, on parle de départs, ce qui affaiblirait le groupe : l’expression d’ambitions personnelles ou la preuve que les souverainistes de différents pays sont incapables de tirer profit des institutions de l’UE ?

– En effet, il y a un certain nombre de dissensions importantes, non seulement dans le domaine économique, mais aussi et avant tout en ce qui concerne l’attitude face à la Russie. Mais les évènements des dernières semaines avec leur diplomatie effrénée, où l’on pouvait suivre au jour le jour la dissolution et recomposition de toute une série d’alliances alternatives au binôme I&D et CRE, ont montré que cette différence n’est pas aussi insurmontable que l’on pourrait le croire. Ainsi, la nouvelle configuration qui s’annonce est avant tout placée sous le signe de la dédiabolisation et du professionnalisme : l’éjection de l’AfD tout comme la « normalisation » des partis guidés par Meloni, Le Pen, Wilders, Orban et Kaczynski, tous d’ailleurs soit au pouvoir, soit très proches du gouvernement, montre le pas, et je n’exclurais nullement une future intense collaboration entre ces deux groupes, alors que l’AfD deviendra plutôt, du moins pour le moment, le point de ralliement de ce que l’on a nommé les « hooligans ».

Quel serait le meilleur chemin à suivre, aujourd’hui et pour les deux ans à venir, pour que l’hespérialisme progresse ?

– Je ne crois pas que deux ans suffiront pour changer quoi que ce soit de significatif, du moins si l’on espère pouvoir effectuer de vrais changements par l’action politique. Certes, il y a toute une série de questions sur lesquelles les partis de « droite » devraient enfin s’accorder pour établir enfin un vrai front commun. De mon point de vue, il faudrait abandonner le libertarianisme au profit d’une approche plus sociale, la laïcité au profit d’une précédence de la tradition chrétienne devant les autres religions, le souverainisme au profit d’un patriotisme européen, l’alignement sur Moscou ou Washington au profit d’une vraie préférence européenne à tous les niveaux, et la critique primaire de l’UE par une approche constructive. Car au lieu d’une Europe largement impuissante vers l’extérieur et de plus en tyrannique vers l’intérieur, il nous faut le contraire : une structure qui protège la survie de notre civilisation par tous les moyens nécessaires vers l’extérieur tout en respectant strictement la subsidiarité vers l’intérieur. Mais le changement ne viendra pas des parlements, du moins pas encore et certainement pas par le biais de la démocratie classique. Je crois plutôt que ces changements vont nous être imposés par la dégradation de plus en plus massive de notre continent par les nombreuses crises que ses institutions (nationales tout comme européennes) ne savent plus gérer : migration, déclin démographique, désindustrialisation, polarisation sociale, dette souveraine, concurrence chinoise, retraites, islamisation, etc. Une fois compris d’où viendra le vrai moteur du changement, nous devrions plutôt concentrer nos efforts sur les domaines identitaires pour préparer les opinions à des choix dont la nécessité n’est peut-être pas encore accessible à tous maintenant, mais deviendra évidente très prochainement.

 

David Engels, Défendre l’Europe civilisationnelle. Petit traité d’hespérialisme. Salvator, 2024, 150 p., 16 €

 

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