Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, l’attente de la nomination d’un gouvernement a été non seulement longue, mais confuse en raison de l’absence totale d’analyse partagée sur les résultats des législatives des 30 juin et 7 juillet derniers. Il n’y a eu ni vainqueur, ni vaincu, et c’est bien cela le problème. Retour sur une nomination qui correspond non à une quelconque solution au jeu politique compliqué, renforcé par la dissolution, mais plutôt à son implosion.
La dissolution du 9 juin 2024 a débouché sur un champ de ruines qui n’a épargné personne. Le barrage au RN de l’entre-deux-tours a produit une légère poussée de la gauche qui gagne juste quelques sièges de plus que Renaissance mais reste loin de tutoyer le chiffre de la majorité absolue négativement défini par le nombre de voix nécessaires à l’adoption d’une motion de censure qui, au fond, a été la jauge pour définir la viabilité d’un éventuel gouvernement… Le camp du président de la République, déjà fragilisé en 2022, est encore plus affaibli avec une perte significative de sièges : depuis 2017, il subit la loi du rétrécissement continu de son bloc parlementaire. Quant au RN, qui se voit refuser l’accès à Matignon, il devient certes le premier groupe de l’Assemblée nationale avec 126 députés mais n’obtient pas de majorité, même relative, avec ses alliés ciottistes. La composition de l’Assemblée nationale est devenue tripolaire, mais avec des partis et des groupes minoritaires érigés en arbitres. Car il ne s’agit plus tant de rassembler des forces éparses que de trouver la figure qui évitera au gouvernement de se défaire rapidement. D’où un processus de nomination fort complexe et particulièrement long.
Contourner le tir au pigeon d’argile
Alors même que les Français étaient encore rivés sur les Jeux Olympiques, la gauche du Nouveau front populaire a une idée en août 2024 : forger l’idée, à partir de l’addition des groupes de l’Assemblée nationale du NFP, qu’elle est en droit de mériter Matignon. Au nom des 193 députés du NFP, Lucie Castets que nul ne connaissait ni d’Adam ni d’Ève, est suggérée pour devenir Premier ministre. Avec le risque de subir une motion de censure de la part de Renaissance, de la droite et du RN. Ce qui ne pouvait donc qu’écarter la perspective à Matignon d’une figure du NFP, même mollement – et hypocritement – soutenue par Mélenchon et les Insoumis. Car à la différence des faibles majorités du passé (on songera à celle de Michel Rocard, en juin 1988, protégée par des voix d’appoints au PCF), le NFP ne peut pas être crédité de l’apport d’une majorité relative : il est juste le bloc qui a un peu plus de sièges que les autres. Que faire alors ? L’hypothèse Bernard Cazeneuve est soulevée, mais le dernier Premier ministre de Hollande est certes respecté, mais reste trop peu apprécié des Insoumis et même d’un PS obligé de manger le chapeau de l’union de la gauche pour se sauver… Enfin, Xavier Bertrand, tonitruant dans ses prises de position contre le RN que personne ne lui demandait, devint la victime de la formation qu’il avait tant conspuée : Marine Le Pen agita le chiffon rouge de la motion de censure en cas de nomination de Bertrand à Matignon. On comprend alors que le président des Hauts-de-France ne pouvait invoquer un brevet de compatibilité pour Matignon face à un RN exigeant un Premier ministre « respectueux des électeurs du RN ». La règle invoquée à la fin du mois d’août 2024 a bien fonctionné. On le voit, les nouvelles règles du jeu politique nées à l’issue des dernières législatives sont contraignantes. Le RN ne peut revendiquer Matignon, mais, en revanche, il a disposé d’une minorité de blocage qui lui a permis d’écarter tel ou tel nom. Un mois avant, il avait émis son véto contre un Premier ministre Insoumis ou écologiste et, le 3 septembre dernier, il a rappelé qu’il pouvait censurer le gouvernement si jamais Xavier Bertrand était nommé… Mais l’apparition de nouvelles règles du jeu s’est aussi traduite par l’élimination des figures de la société civile. L’hypothèse Thierry Beaudet, l’ancien patron de la Mutualité française, est écartée aussitôt par Attal et Sarkozy. L’ancien président de la République a rappelé que la France était majoritairement à droite. Même retiré, il continue à peser et à prodiguer des conseils…
Michel Barnier, l’homme lige idéal
Dans l’élimination des figures susceptibles d’être nommées, il a fallu trouver celui qui est le mieux à même de conjurer le spectre de la motion de censure. Dans ce lot aux très rares prétendants, la figure de Michel Barnier devait émerger : il est de droite, a eu un long parcours institutionnel, a été candidat aux primaires des Républicains en 2021, mais est respecté de tous, et même du RN. Ministre des Affaires étrangères, il a aussi été député européen et commissaire européen. Figure locale de la Savoie, il a côtoyé les ministères parisiens. Européen convaincu, il a été capable de réclamer un bouclier constitutionnel contre l’immigration quand il cherchait à obtenir le suffrage des militants LR pour se proposer comme le candidat à la présidentielles 2022 d’un parti qui n’est plus au pouvoir depuis 2012. Il n’est pas clivant et engrange les bénéfices du respect. Il renoue avec la génération chiraco-sarkozyennes de droite, celle qui s’est politisée sous Jacques Chirac et qui est arrivée au pouvoir en 2007 avant d’être éliminée en 2017 lors de l’avènement d’Emmanuel Macron. Pour faire simple, c’est la génération née dans les années 1950. Curieux retour qui démontre, en creux, l’échec de trentenaires arrivés au pouvoir dans le sillage du fondateur de LREM, mais fragilisés par la diminution croissante du camp présidentiel au fur et à mesure des législatures. Comme si le dégagisme devait finalement avoir un coût amer. Enfin, pour le chef de l’État, Barnier ne remettra pas en cause son bilan. Le Savoyard était donc la figure idéale, et ce d’autant plus que Marine Le Pen, à la différence de Xavier Bertrand, n’a pas émis d’objection. Bref, il cochait beaucoup de cases qui ont été précieuses en temps de crise. D’où sa désignation le 5 septembre dernier. Derrière cette laborieuse nomination annoncée se cache en fait une équation subtile et compliquée, née d’une Assemblée nationale sans dominant ni dominé.
Trouver les ministres : l’autre équation compliquée
Mais à peine Barnier nommé, il a fallu trouver de nouveaux ministres pour remplacer les ministres d’un gouvernement démissionnaire depuis le 16 juillet dernier. Or, dans ce dossier qui a pris deux semaines, les paramètres ont été subtils : il faut tenir compte du nouveau locataire de Matignon, du « risque » RN, mais aussi des équilibres internes entre ce qui reste de LR et des macronistes plus nombreux et qui l’ont bien montré dans la désignation du gouvernement le 21 septembre dernier. Le bloc central s’est rappelé au bon souvenir de Barnier en indiquant qu’il n’accepterait pas les hausses d’impôts. Et Macron s’est impliqué comme jamais dans les nominations… Quant au RN, il a continué à poser ses interdits en rappelant qu’il sera attentif à l’immigration. Et la gauche décline finalement les propositions de nomination. Alors même que l’on partait fin juillet 2024 sur une figure « centrale » pour Matignon, voire de centre gauche, les impératifs ont poussé à l’entrée de plusieurs figures de droite au gouvernement comme Retailleau, l’ancien bras de droit de Villiers et patron des Sénateurs LR. Sur les 39 ministres, on dénombre 10 LR, mais tout de même 12 macronistes d’Ensemble pour la République (EPR), 3 Modem, 2 Horizons et 2 UDI, sans compter un radical et aussi 4 divers droite. Éliminé du pouvoir en 2012, perdant aux dernières élections, LR qui est sorti par la grande porte de la défaite électorale revient par la petite porte de la coalition… Dans ce scénario inimaginable il y a six mois, tout est donc devenu possible, y compris un gouvernement qui réunit les 50 nuances de la droite… Petite pépite dans ce tableau des nominations : la désignation de deux ministres appartenant chacune à deux groupes de droite ennemis à l’Hôtel-de-Ville de Paris ! L’équation a été si compliquée qu’il a fallu, dans un premier temps, communiquer le subtil dosage de centre droit avant de nommer les ministres en fin de semaine. Bref, la coalition, c’est ce qui donne un poids démesuré à des formations minoritaires quand l’Assemblée nationale est gouvernée par trois blocs inconciliables. Un parfum de IVe République ?
Illustration : C’est avec beaucoup d’assurance que Michel Barnier est monté dans le bateau gouvernemental, en vieux loup des mers ministérielles.