Jamais à court d’inventions, une célèbre firme mondialisée de fast-food au logotype reconnaissable (une arche consonantique de couleur jaune) a, naguère, jugé opportun, pour caractériser son enseigne, de l’assortir du slogan suivant : « Venez comme vous êtes », attendu, nous avait-elle dès avant prévenu, que « ça se passe comme ça chez M… ».
Par là-même, l’entreprise s’adressait-elle spécifiquement à ses clients, véritables affidés, consommateurs réguliers ou en voie de le devenir, bref, ciblait-elle « sa » clientèle, véritable « communauté » où se rencontrent les adeptes si peu difficiles d’une piteuse pitance bon marché. Il ne semble pas exagéré d’affirmer que, depuis la naissance de cette célèbre franchise au mitan du siècle dernier, le monde occidental s’est également mis au diapason de celle-ci. Ce monde désormais éclaté où les nations sont concurrencées par des multinationales, les peuples, fracturés en multiples groupes et sous-groupes, clans et tribus (on se reportera avec profit à l’essai de Michel Maffesoli intitulé Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, paru en 1988 et dans lequel le sociologue relevait l’apparition de « nouvelles tribus » éloignées de tout « projet commun tourné vers l’avenir » mais irrésistiblement animés par « la pulsion d’être ensemble »), les États – dont on s’aperçoit qu’à l’instar des civilisations ils sont eux-mêmes mortels –, écartelés par des logiques centrifuges contraires, ce monde, donc, semble avoir perdu philosophiquement tout sens. À l’heure où jamais le mantra du « vivre-ensemble » n’aura été autant invoqué et martelé ad nauseam par ceux-là même qui, par des politiques publiques inconséquentes, n’ont cessé d’œuvrer à son mouvement contraire, on assiste à un farouche repli sur soi individualiste, aux allures schismatiques et séparatistes se traduisant par l’émergence de « communautarismes » en tous genres entés sur la revendication de nouvelles et improbables « fiertés ». Nos contemporains ont ainsi accédé au statut de l’« idiot » tels que les antiques se le figuraient. Héraclite, en son temps, fustigeait le fait littéralement idiosyncrasique des « âmes barbares » à « croire aux sensations qui sont dépourvues de raison » (Fragment 1).
Le paravent factice des opinions
C’est dire, en d’autres termes, que les hommes, exhérédant le logos, se dégradent en-deçà de la civilisation. Incapables de se penser en l’Un des universaux, ils en sont réduits à se retrancher derrière le paravent factice de leurs opinions qu’ils prennent pour la richesse d’un monde forcément multiple. Certes l’est-il assurément, mais cette multiplicité doit être comprise comme unie par un Tout qui fait accéder à l’universel : « Alors que la raison est en partage à tous, la plupart des hommes vivent comme s’ils possédaient une réflexion particulière » (Fragment 1), lors même, exhorte Héraclite, qu’il « faut s’attacher au commun. Car le commun unit. » (Fragment 2). C’est l’orgueil (l’idiotie dans toute sa splendeur infatuée d’elle-même) des hommes que de ne pas se borner (se souvenir, hic et nunc, qu’Heidegger invitait à méditer sur ce bas-relief du Ve siècle avant J. C. représentant Athéna Polymètis en train de contempler la borne : soit « cette limite […] par quoi quelque chose est rassemblé dans ce qu’il a de propre pour apparaître par-là dans toute sa plénitude, pour venir à la présence » [La Provenance de l’art et la destination de la pensée, 1967]) aux conditions du monde ; toujours s’obstinent-ils à y trôner souverainement en son centre, oubliant que « ce monde (cet ordre du monde-cosmos), le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l’a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure » (Fragment 30). Bref, le monde est ainsi fait que c’est pure folie (les Grecs auraient volontiers parlé d’hubris, cette démesure qu’Héraclite recommandait d’« étouffer de préférence à l’incendie » [Fragment 43]) de s’acharner à en modifier la révolution. Commentateur avisé de ces précieux linéaments de notre aurore philosophique, le regretté Jean-François Mattéi précise que « ceux qui ne comprennent pas cette loi de l’unité, et par conséquent, qui restent aveugles à l’Univers (appelé ainsi depuis les Latins, universum, parce qu’il est unique et fondé sur un principe unique), sont étrangers au logos ; et, pour Héraclite, le logos n’est pas une simple et vaine parole, mais la raison d’être de toutes choses exposées au vent du devenir » (La Pensée antique, 2015). Lorsqu’Albert Camus fait se récrier Cormery dans Le Premier homme (1994) : « Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon… », c’est toute la philosophie héraclitéenne à laquelle nous renvoie l’auteur de L’Homme révolté, comme pour nous rappeler notre insigne faiblesse ontologique : « Ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s’accorder. L’harmonie du monde est par tensions opposées, comme pour la lyre et pour l’arc » (Fragment 51). Le philosophe nous enseigne, dans son intuitivité vertigineuse, que « pour lancer une flèche ou pour produire un son de la lyre, il faut tirer la corde en jouant d’un mouvement contraire » (Jean-François Mattéi, op. cit.). L’homme est une corde tendue au-dessus de son propre abîme : il ne peut être lui-même que s’il lutte contre lui-même. Les transgenres devraient lire Héraclite !