Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage et comme celui-là a conquis la toison d’or des aides françaises et, plein d’usage et de raison, ne s’en est pas retourné vivre entre ses parents le reste de son âge, mais les a fait venir. Maxime Guimard en a fait tout un livre, riche d’enseignements.
Avec son Petit traité sur l’immigration irrégulière, Maxime Guimard réussit le tour de force de nous donner une description remarquable de clarté et toujours très documentée sans jamais céder à l’outrance. L’auteur, servi par un style toujours très clair et non dépourvu d’humour, suit un plan didactique : comment peut-on devenir un étranger en situation irrégulière en France ; pourquoi en est-on si difficilement renvoyé ; quels seraient enfin les modes d’action possibles.
Le nombre d’étrangers en situation irrégulière dans notre pays ? 500 000 personnes selon l’auteur – autant que d’habitants du département de la Manche, plus que la population de 47 de nos départements –, qui peuvent avoir franchi irrégulièrement nos frontières ou être restés sur notre territoire malgré la fin d’un titre de séjour. Entrées légales ? Corruption, documents falsifiés – y compris les passeports diplomatiques –, tout est bon dans la course aux visas qui permettent d’entrer avant de disparaître. Même les créneaux de rendez-vous auprès des services consulaires sont préemptés et monnayés entre 75 et 150 €. Dès le début, l’immigration est un business fructueux. On le comprend, car l’immigration irrégulière a son prix : entre 500 et 2 500 $ pour partir de Libye vers l’Italie sur un moyen de fortune ; 10 000 à 15 000 $ pour venir d’Afghanistan par voie aérienne. « Au regard des prix pratiqués en matière de filière irrégulière de passage vers l’Europe – écrit Guimard –, […] l’obtention d’un visa de réunification familiale pour une famille de six individus représente une valeur équivalente à des centaines de milliers d’euros. Dans de telles conditions, les sommes nécessaires à la concussion de magistrats locaux constituent des investissements très rentables ».
« Franchir illégalement la frontière n’a jamais été aussi simple »
Au milieu de l’année 2022, 700 000 migrants de 40 nationalités attendaient en Libye. Peut-on empêcher les traversées ? Techniquement, oui, et l’exemple australien démontre qu’on évite ainsi bien des morts. La notion de frontière aurait-elle vécu quand la même personne tente vingt fois de la franchir, jusqu’à réussir ? Non, si l’on en croit Guimard, qui insiste sur le rôle des sanctions pour franchissement illégal en prenant l’exemple des États-Unis : entre les administrations Trump (sanctions) et Biden (absence de sanctions) on passe de 7 % de franchissements en mars 2020 à 40 % six mois plus tard. « Pour permettre aux frontières d’exercer un véritable pouvoir répulsif, il serait nécessaire de systématiser, l’interdiction de retour et le rejet des demandes de visa présentées par des personnes ayant antérieurement méconnu les règles d’entrée et de séjour. Aujourd’hui, une mesure d’éloignement simple ne fait obstacle, ni en fait, ni en droit, au retour d’un étranger sur le territoire européen, quand elle vaut l’exil presque définitif aux États-Unis », et cela quand, avec les moyens modernes, « franchir illégalement la frontière n’a jamais été aussi simple ».
Mais l’Europe est la région du monde qui expulse le moins. En Afrique, au Moyen-Orient, en Asie ou en Amérique, on renvoie des populations sans que les bien-pensants évoquent des « déportations ». Les ONG jouent ici encore un rôle trouble, l’auteur pensant par exemple contre-productif de retenir les personnes à expulser car l’« accompagnement juridique des personnes étrangères placées dans les centres de rétention administrative est assuré par des associations » et se transforme « en séance de préparation à l’obstruction à l’éloignement. […] Il peut s’agir d’encourager une personne retenue à cacher ses intentions réelles au juge des libertés et de la détention, afin de pouvoir se soustraire à l’administration, au besoin en apprenant par cœur des formules. Il peut aussi s’agir de feindre un évanouissement pour éviter l’embarquement. »
La quasi-certitude d’accéder un jour à un statut régulier
Encore faut-il voir ensuite les États d’origine accepter de reprendre leurs ressortissants. Devant leur évidente mauvaise volonté, comment les y contraindre ? La menace d’une réduction des visas peut être efficace, jouer sur l’aide publique en développement peut être utile, comme aussi de peser sur les transferts d’argent des minorités présentes sur le territoire, mais encore faut-il dans tous les cas savoir se montrer ferme.
Plus que la question du renvoi, la vraie question est pour notre auteur celle de « l’appel d’air ». « Contrairement aux représentations issues de décennies de rhétorique confuse en la matière, les déterminants les plus efficaces de la gestion de la migration irrégulière ne sont pas ceux qui relèvent de la politique du retour, coûteuse et éreintante pour les cabinets politiques, mais de l’attitude pure de l’administration vis-à-vis des situations de tolérance qui se constituent autour de l’immigration irrégulière. Il s’agit en particulier de l’emploi illégal d’étranger et des campagnes de régularisation. ». Pour Guimard, la politique menée par les États en matière d’accès au marché du travail « est le révélateur le plus sûr de la détermination d’un gouvernement à maîtriser la présence irrégulière sur le territoire national ». Et ce d’autant plus que l’accès au travail illégal – d’ailleurs souvent au profit d’employeurs étrangers nous apprend l’auteur – est aussi un des éléments justifiant ces régularisations cycliques qui concernent environ 30 000 personnes par an – avec d’autres critères, du mariage à la maladie. Dans ce cadre, « la quasi-certitude d’accéder un jour à un statut régulier est inéluctablement interprété par les migrants comme un signal d’accueil favorable adressé par le pays de destination, qui constitue en lui-même le moteur essentiel de la migration irrégulière. »
Un choix implicite, plutôt que d’une impuissance de l’État
Le bilan européen ? « Le vieux continent demeure un îlot d’ouverture aux mouvements de population non autorisés dans un monde qui pratique, quasi unanimement, indépendamment du caractère démocratique ou non des régimes en place, refoulement aux frontières, contrôles médicaux à l’immigration, asile externalisé ou encore rétention illimitée des étrangers en instance d’éloignement. » Et si exception française il y a, c’est celle « consistant à proposer les réglementations les plus généreuses au monde et en Europe » : « aide médicale d’État, procédure pour étranger malade, intrusion du haut-commissariat aux réfugiés dans les formations de jugement de la CNDA sont autant de dispositifs sans doute évidents et consensuels au sein de la communauté universitaire française, mais pourtant inédits et exclusivement rencontrés dans notre pays ».
C’est qu’en France toute définition de la politique migratoire se fait sous le contrôle d’une idéologie dont les grands prêtres tiennent les médias et l’université. Loin d’être uniquement un aveu de faiblesse, le non-traitement de l’immigration irrégulière est ainsi « très largement, le résultat d’un choix, évidemment implicite, plutôt que d’une impuissance de l’État ». « L’immigration irrégulière nourrit en effet un nombre non négligeable de situations de rente, pour des employeurs en premier lieu, pour d’autres immigrés en règle, pour des partis politiques, pour des propriétaires immobiliers, pour des usagers et clients enfin qui trouvent à bon compte des prestations de service qui leur seraient inaccessibles autrement. Poussée par ses ayants droit, par les gouvernements des pays d’origine et par un mouvement associatif assez souvent stipendié, elle construit également sa propre légitimité politique qui concurrence, avec succès jusqu’à présent, mais jamais publiquement, celle de la régulation migratoire. » Passionnant à lire, cet ouvrage devrait être sur la table de chevet de tous les politiques.
Illustration : « Le RN possède un plan concret et la capacité de le réaliser. Nous sommes déterminés à combattre la submersion migratoire, que la Commission européenne et les eurocrates ne considèrent pas comme un problème, mais plutôt comme un projet : je peux en témoigner. » Fabrice Leggeri, ancien patron de Frontex, Journal du Dimanche.
Maxime Guimard, Petit traité sur l’immigration irrégulière. Éd. du Cerf, 2024, 384 pages, 23,50€