Le Vatican de François a désigné son ennemi : le traditionalisme. Radicalisant leurs positions, les progressistes s’acharnent contre une mouvance qui leur apparaît comme un vivant reproche à toutes leurs actions, comme si une petite poignée de fidèles pouvaient infléchir la course folle de l’Église. Crainte et espoir.
Dans l’Église de François, le tour de vis contre la messe traditionnelle peut être vu comme le symbole le plus saillant porté au catholicisme de tradition. Un symbole non pas tant dans l’interdiction portée par le texte mais dans cette polémique à l’égard du développement de la mouvance traditionnelle qui échappe à la compréhension de l’autorité et aussi de certains clercs. Quitte à multiplier les allusions mesquines et certaines faussetés. Deux ans après le motu proprio Traditionis Custodes qui devait rétablir l’unité du rite romain par l’exclusivité du rite promulgué en 1969, certains s’alarment de la vitalité de la mouvance traditionnelle.
La panique du Père Benoist de Sinety
Le Pèlerinage de Chrétienté de 2023 a été un véritable succès, comme nous l’avions observé dans le précédent numéro de Politique Magazine. Si la presse catholique « modérée » a reconnu avec honnêteté la progression du pèlerinage, il reste des esprits chagrins qui préfèrent vider leur sac contre le pèlerinage et surtout contre ce dont il est porteur. Ancien bras droit de l’archevêque de Paris avant qu’il ne se brouille avec lui et aujourd’hui curé d’une paroisse lilloise, le Père de Sinety, qui a même eu l’attention du pape François pour un livre sur les migrants, a rédigé une tribune pour mettre en cause l’usage exclusif de la messe traditionnelle au Pèlerinage de Chrétienté. Un usage qui est pourtant la marque de fabrique du pèlerinage depuis sa création en 1982. Pour le Père de Sinety, « ce qui [le] trouble c’est qu’on s’interdise de la célébrer de manière ordinaire. Comme si cet ordinaire était indigne ou indigent. Comme si, d’un coup, on se croyait plus profond qu’une assemblée de Pères conciliaires. Comme si on rejetait la tradition apostolique en prétendant avoir le droit d’y faire son inventaire. » Quitte à énumérer des clichés et des contre-vérités. Tout d’abord, contrairement à une croyance – vraisemblablement enracinée dans le diocèse de Paris –, les Pères conciliaires (c’est-à-dire ceux qui firent Vatican II) ne furent pas à l’origine du nouveau missel. Ils se contentèrent d’une constitution conciliaire prudente, Sacrosanctum Concilium, qui affirmait notamment que « la sainte Mère l’Église considère comme égaux en droit et en dignité tous les rites légitimement reconnus ». Les Pères conciliaires n’eurent guère la main sur la réforme à venir du missel, le pape Paul VI laissant le soin à une commission, le Consilium, qui procéda, selon des témoins modérés, à des initiatives contestables. Parler de « tradition apostolique », alors que le missel paulinien n’est nullement revenu à icelle, est aussi trompeur. Comment expliquer l’introduction de prières créées de toutes pièces sans le moindre ancrage apostolique ?
Aucune interrogation sur la crise de l’Église
Curieusement, le Père de Sinety, qui déplore la marque rituelle du Pèlerinage de Chrétienté, ne regrette pas l’interdiction édictée par le motu proprio Traditionis Custodes de François. Il ne prend pas non plus la peine de soulever que rien n’interdit la mise en place d’un pèlerinage utilisant le nouveau rite (il en existe en France). Ou plutôt, bizarrement, il rappelle qu’il existait en direction de Chartres un pèlerinage étudiant utilisant le nouveau missel. Aveu de faiblesse ? À moins que la tribune du Père de Sinety ne soit une tentative désespérée et maladroite face à un phénomène que l’on ne sait toujours pas analyser. Au-delà des attaques malhabiles se cache une totale incompréhension à l’égard du phénomène « traditionnel ». Depuis plus de trente ans, cette mouvance complexe, irréductible à une communauté précise, continue à se développer. Y compris dans les années de plomb, anciennes (les années 70 ou la fin des années 90) ou nouvelles (les années actuelles). Ce ne sont pas seulement des franges marginales de la société qui découvrent la messe traditionnelle mais des catholiques ordinaires qui éprouvent de l’intérêt pour une vie chrétienne cohérente. Ce que ne voit pas l’abbé de Sinety, c’est ce processus de déconstruction de l’identité ecclésiale entamée dans l’Église au cours des années 1960, où tout vola en éclat, de la morale à la liturgie en passant par une doctrine. C’est peut-être un chantier que certains ne veulent pas entreprendre. La crise de l’Église, dont les racines sont certes anciennes, mais qui est visible depuis les années 1960, reste mal abordée par les responsables ecclésiaux. Ainsi, comment expliquer la baisse massive de la pratique religieuse dans les années qui suivirent Vatican II sans analyser les choix hasardeux et les options « pastorales » ? Si la déchristianisation est un processus profond et de long terme, il ne faut pas oublier la responsabilité des autorités ecclésiales qui, sous couvert de la combattre, l’ont accélérée par des solutions douteuses (en catéchèse et en liturgie, notamment). Non, la déchristianisation n’est pas un processus abstrait et vague. Comme le notait Guillaume Cuchet, si on cesse d’aller à l’église, c’est pour des raisons concrètes et précises, comme le manque de considération des clercs pour le caractère obligatoire de l’assistance à la messe dominicale et le manque de respect pour la liturgie. Les catholiques des années 60 n’ont pas arrêté de pratiquer à cause de raisons vagues, mais parce qu’ils ont été confrontés à des initiatives brutales, irrespectueuses de la foi. Enfin, on ne peut être que surpris par ce rappel du Père de Sinety selon lequel, au temps de Jésus, « le salut tout entier se trouvait dans la Loi ». Mais dans ce cas, pourquoi ne pas s’insurger contre cette démarche incroyablement légaliste qui interdit le missel traditionnel et qui témoigne de l’autoritarisme le plus éculé ?
François ne satisfait pas les progressistes
L’aile « avancée » (même si elle a des aspects plus classiques) s’inquiète nerveusement. Y compris en regrettant les mesures timorées du pape François, car le pontificat actuel n’a pas comblé tous les espoirs de réformes radicales dans l’Église. Pour certains, le mouvement enclenché est insuffisant. Ainsi, le brésilien Mgr Erwin Kraütler, ancien prélat de Xingu (une circonscription ecclésiastique située dans la forêt amazonienne), regrette que François n’ait pas profité du synode sur l’Amazonie de 2019 pour instituer un clergé marié et même un diaconat féminin. En effet, l’exhortation apostolique de 2020 qui avait suivi n’avait pas repris les propositions d’un clergé marié. « Avec le Synode sur l’Amazonie, une grande chance a été manquée de satisfaire ces deux exigences, au moins ad experimentum pour l’Amazonie », affirme le prélat sur un site d’information catholique suisse qui craint le même résultat pour le « synode sur la synodalité ». Mgr Kraütler revendique depuis longtemps. Déjà, sous Jean-Paul II, il prônait un clergé marié en Amazonie avec l’oreille complaisante d’une presse catholique progressiste (pour avoir une idée de ses réclamations, il suffit en fait de relire cette presse des années 1980 et 1990). Même sous le pontificat de François, avec un pape qui prétendait avoir des « solutions » au faible nombre de prêtres, les esprits de « progrès » sont sur leur faim. Cette inquiétude progressiste peut rappeler ces observateurs inquiets du pontificat de Pie XII. Peu avant le Concile, dans les années 1950, des clercs et des laïcs qui redoutaient les dérives qui pointaient déjà leur nez déploraient la faiblesse du pape Pacelli. On lui reprochait de temporiser et de ne pas prendre de décisions. Cette fois-ci, c’est à front renversé que joue la peur ecclésiale : celle de voir un pape engagé dans la voie du « renouveau » mais incapable de prendre des mesures significatives, toujours obligé de tempérer ses positions radicales. S’ils s’inquiètent, n’est-ce pas justement que quelque chose de profond, d’irréversible et d’incontournable, a été enclenché dans l’Église ? Un mouvement qui échappe aux manœuvres circonstancielles de court terme, mais qui s’insère dans le temps long de l’Église.
Illustration : Image pieuse. « Cet arbre n’est pas une photo statique, ni une certitude sur ce qu’il faut faire et penser, mais un outil pour aider à nommer ce qui aide la synodalité, à marcher ensemble, et ce qui est un obstacle. Comme un “arbre à palabres”, ce visuel simple veut favoriser la parole sur les expériences positives, les souffrances vécues, mais aussi les fruits attendus. »