2014 aura été marqué par les décès, le 1er avril et le 12 août, de deux des plus grands médiévistes français, Jacques Le Goff et Jean Favier. Chacun à leur manière, ils auront marqué leur discipline. Retour sur des parcours exemplaires.
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Exemplaires, incontestablement, par leur qualité, mais aussi en cela que Le Goff et Favier furent tous deux des hommes de l’Établissement ; leurs choix, leurs engagements pesèrent sans doute aussi lourd dans leur réussite et leur médiatisation que la valeur de leurs travaux. Certains de leurs collègues, non moins talentueux, distingués, diplômés, mais qui avaient affiché des prises de position plus « droitières », voire catholiques, n’ont jamais bénéficié de la même reconnaissance publique. Ainsi vont, depuis longtemps déjà, l’université française, l’édition, les médias.
Il ne faut pas pour autant accuser Jacques Le Goff d’opportunisme. S’il se revendiqua de gauche jusqu’à la fin, – son ultime prise de position publique fut un soutien à François Hollande face à la contestation des Bonnets rouges –, ce choix était familial, personnel, et nullement stratégique.
Né à Toulon le 1er avril 1924, d’un père breton, pur produit de l’école de Ferry, dreyfusard et anticlérical, et d’une mère d’origine italienne, catholique à chaux et à sable, Le Goff devra, toute sa vie, composer avec ces origines contradictoires et s’essayer à les assumer.
Jacques Le Goff, jeune frondeur
Adolescent, il s’enflamme pour le Front populaire ; en 1940, il maudit le régime de Vichy. Il racontera plus tard comment, sous la menace de représailles contre sa famille, il se serait résolu à participer à une cérémonie en l’honneur du Maréchal, « honte », « lâcheté » dont il ne devait pas se remettre et qui lui fera déclarer, en 1987, que « Pétain est la plus grande tache de l’histoire de France ». « L’histoire n’est pas objective », disait-il avec honnêteté ; ce connaisseur des mentalités et de l’affectivité devait certainement cerner les racines profondes d’un jugement qui relevait de la sphère de l’intime plus que de l’analyse raisonnée des faits. Le refus de lui accorder une bourse pour son année d’hypokhâgne à Marseille, motivée selon lui par cette fronde juvénile, ne le rapprocha évidemment pas des idéaux de la Révolution nationale.
Menacé par le STO, Le Goff choisira, en 1944, de prendre le maquis, choix qui constituerait bientôt un passeport vers une belle carrière. S’étant vu proposer, en 1945, d’étudier à Prague l’histoire de la Tchécoslovaquie, il assiste en direct, en 1948, au coup de force communiste, événement qui, sans le détourner du marxisme, a le mérite de l’éloigner des compromissions staliniennes à la mode. Il y a, c’est l’un de ses charmes, un anti-conformisme chez Le Goff qui lui interdit de suivre le troupeau, ou de s’installer. Ainsi ne fait-il sa place ni au lycée d’Amiens où il est envoyé jeune agrégé, ni à Oxford, ni au CNRS, ni à la faculté de Lille. Il attendra les années 60, et l’assagissement du mariage, pour se fixer. Son entrée à l’école pratique des Hautes Études où il dirigera la 6e section, devenue plus tard École des Hautes Études en sciences sociales, où il professera l’anthropologie historique, puis sa nomination à la co-direction des Annales avec Ferro et Leroy-Ladurie l’y aideront.
Historien des mentalités
Son approche anthropologique de l’histoire, qui l’amène à considérer tous les domaines de la vie et du savoir humains, est en soi une révolution. Historien des mentalités, des comportements, et même des objets du quotidien, il évolue dans la très longue durée. Quand il affirme que le Moyen âge débute au ive siècle, avec la conversion de l’empire romain au Christ, pour ne s’achever qu’en 1789, lorsque la Révolution entraîne une transformation absolue « des structures mentales et du sens que l’homme donne à la vie et à l’histoire », il pose précisément la question du changement de paradigme révolutionnaire qui prétend substituer son propre modèle idéologique à l’homme chrétien bénéficiaire de la Rédemption.
Ce n’est d’ailleurs pas le moindre paradoxe de Le Goff de s’être voulu étranger à la foi maternelle et en même temps passionné par cet univers médiéval qui est par essence le monde chrétien. Sa bibliographie en témoigne où, à côté d’essais d’histoire sociale et économique (Les intellectuels au Moyen âge, Marchands et banquiers au Moyen Age, Le Moyen âge et l’argent), se suivent La naissance du Purgatoire, une Histoire de France religieuse, Héros et merveilles du Moyen Age, Le Dieu du Moyen Age, À la recherche du temps sacré, relecture de la Légende dorée de Voragine.
Cependant, c’est par deux biographies, l’une consacrée à saint François d’Assise, l’autre, parue en 1996, à Saint Louis, que Le Goff se démarque. Outre que le genre biographique est méprisé de l’université, ce dont il se moque, il se livre là à une « vivification des sources », autrement dit un superbe exercice de conteur amateur d’anecdotes aux antipodes de ce qui est censé se faire. À force d’entrer dans la peau de ses personnages, Le Goff en oublie presque qu’il n’a pas la foi et donne un chef d’œuvre inégalé, et grand public. Il n’a jamais, en effet, voulu se cantonner au monde universitaire. Les Lundis de l’histoire, émission qu’il animera à partir de 1968 sur France Culture, en témoigne. Atypique, celui que l’on surnommait « l’ogre de l’histoire » parce qu’il privilégiait une approche charnelle du passé, aura contribué à arracher le Moyen âge à sa réputation d’époque « ténébreuse ».
Jean Favier, un parcours sans faute
Le parcours de Jean Favier, né en 1932 à Paris, aura été moins agité et plus policé. Ce chartiste additionne les réussites professionnelles : conservateur des Archives nationales, agrégé d’histoire, chercheur au CNRS, maître de conférences puis professeur d’université, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études, directeur des Archives de France et des Archives nationales, président de la Bibliothèque nationale de France, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, président de la commission française à l’Unesco, directeur de La Revue Historique, conservateur du château de Langeais, conseiller de la Fondation pour l’innovation politique, administrateur de TF1, co-animateur de l’émission Questions pour l’Histoire, où il succède, aux côtés de Chiappe et Castelot, à Alain Decaux ; son curriculum sans faute donne un peu le vertige.
Sa bibliographie n’est pas moins impressionnante. S’il débute par une thèse argumentée consacrée à Enguerrand de Marigny, conseiller de Philippe IV, poursuit avec un austère Les contribuables parisiens à la fin de la guerre de Cent ans, Favier, au milieu des années 70, se tourne, lui aussi, vers le grand public, érudit, en publiant une magistrale biographie de Philippe le Bel qui se veut une réponse à l’irritant succès des Rois maudits de Druon. « Ce livre est né d’une certaine exaspération face aux clichés cultivés par la littérature d’imagination », confie-t-il. Toutefois, à la différence de Le Goff, capable d’entrer si entièrement dans son récit, Favier demeure observateur extérieur. L’homme l’intéresse moins que le politique, ce « baron féodal » qui va pourtant faire naître la conception moderne de l’État. Au « Roi de fer » de Druon, Favier substitue un « roi de marbre » soucieux d’incarner la grandeur monarchique et sa sacralité. Même si cet aspect mystique de la monarchie française lui demeure souvent impénétrable, faute d’y communier.
Cela n’empêche pas le succès du livre, suivi de bien d’autres : La Guerre de Cent ans, François Villon, De l’or et des épices ; naissance de l’homme d’affaires au Moyen Age, Les Grandes Découvertes, Le temps des Principautés, Dictionnaire de la France médiévale, La France féodale, La naissance de l’État, Paris 2 000 ans d’histoire, Charlemagne, Louis XI, Les Plantagenêt, Les papes d’Avignon, Le roi René, Pierre Cauchon, Le bourgeois de Paris au Moyen âge.
Ce faisant, de livre en livre, Favier contribue puissamment, lui aussi, à libérer l’histoire médiévale de l’image obscure et négative qui lui était attachée.
Il faut d’autant plus déplorer que cette approche renouvelée de l’époque, en dépit du talent, et des appuis, de ces deux médiévistes d’envergure, ne soit pas parvenue à s’imposer en lieu et place de la vulgate officielle.
Mais pourquoi s’en étonner ? La substitution révolutionnaire de l’homme des Lumières à l’homme chrétien ne saurait tolérer aucune réhabilitation de ce prédécesseur indigne, prisonnier de son obscurantisme. D’où que vienne cette réhabilitation…
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