Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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En dépit de toutes les transformations affectant progressivement notre pays jusqu’à son essence historique et culturelle profonde, qui corrodent irréversiblement son ethnogenèse, il demeure, nonobstant, ce goût authentiquement « gaulois » pour les pugilats psychodramatiques, cette dilection masochiste et délétère pour le scissionnisme, cette inclination suicidaire à la discorde.
Toutefois, nous ne sommes plus en 1572, ni en 1789 et encore moins en 1848, et les nobles idéaux d’antan (Dieu, la liberté, le suffrage universel…) ont cédé la place à des poisons autrement plus méphitiques. Quelques annuités supplémentaires de cotisations suffisent amplement, désormais, à enflammer les âmes encotonnées de nos peuples avachis. Depuis, les deux dernières guerres civiles européennes, à la métaphysique du subjectivisme hérité de la pensée révolutionnaire s’est substitué un évidement ontologique dont l’individualisme auto-légitimant et auto-créateur demeure aujourd’hui la forme définitive. L’on cultive volontiers l’habitude de partir des théories contractualistes pour décrire le passage d’un ordre naturel – chaotique ou édénique – à un état horizontal et immanent sur lequel reposerait un ordre social qui aurait préalablement négocié avec le souverain – c’est-à-dire, avec lui-même – sa part inaliénable et indisponible de libertés. Ce faisant, à trop vouloir braquer les projecteurs sur des auteurs comme Rousseau ou Locke, néglige-t-on, dans un même élan, la rupture fondamentale introduite par un auteur comme Benjamin Constant (1767-1830) qui, sans aucun doute, apparaît comme le père de l’individualisme intégral. Ce maître caché des sociétés libérales avancées explique à lui seul, rétrospectivement, nos mentalités post-modernes caractérisées par un singulier repli sur soi égotiste, indifférent à toute destinée collective, pourvu que triomphe, en toute circonstance, l’épanouissement de ses propres desseins. Si l’on incrimine le Citoyen de Genève, on le charge abusivement d’opprobres en étendant à l’infini le champ de sa responsabilité politique. Outre qu’un Sieyès ou un Montesquieu ne seraient pas moins justiciables d’un devoir d’inventaire en ce domaine, gageons que, tout à son objectif de dépolitisation du sujet devenu citoyen, Constant les distance tous de quelques lieues significatives. Bien avant Carl Schmitt, le Vaudois avait inauguré l’ère des neutralisations dans l’aire socialement assignée de la cité aristotélicienne. En dépouillant le zoon politikon de sa finalité politique première – autour de laquelle Saint Thomas d’Aquin, à la suite, précisément, d’Aristote, ordonnera les principes d’une politique naturelle –, Constant ramène sans vergogne toute l’humanité à son animalité primordiale. Si l’on osait, on pousserait l’outrance à le qualifier d’« anarchiste », certes non point au sens aimable d’un Proudhon, mais dans les retranchements les plus folkloriques, sinon les plus immodérés du phalanstérisme d’un Fourier. Après tout, n’est-ce pas en termes élogieux qu’il vante « l’état naturel, désirable, heureux, d’une société dans laquelle chacun, suivant ses lumières, ses loisirs, sa disposition d’esprit, croit ou examine, conserve ou améliore, fait en un mot un usage libre et indépendant de ses facultés » (De la liberté chez les Modernes).
D’ailleurs, chez Constant, l’État subit une préjudiciable capitis diminutio dès l’instant où il lui dénie tout rôle historique. L’on saisit mieux cette dénégation si l’on entend l’histoire comme vecteur de progrès et non comme recours à la mémoire du passé. La société civile doit être porteuse d’innovations, y compris contre l’État. Louant « la nécessité du système représentatif », sous réserve d’« une surveillance active et constante sur [les] représentants », il plaide, néanmoins pour une stupéfiante dépossession politique des peuples au nom de leur « jouissance » bien comprise : « Plus l’exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse ». On sait ce qu’il en est advenu depuis : la volonté générale de Rousseau, transmuée en expression représentative de la souveraineté nationale, a été enrégimentée par l’État. Constant se voyait ainsi désavoué sur le terrain qu’il avait choisi de la stricte démarcation de la sphère civile et de la sphère politique. Mais Rousseau n’en devait pas moins, à son tour, perdre quelques pouces de terrain lorsque l’État moderne étendit son rayon d’action en absorbant des pans de la sphère privée. Pour ce dernier, il s’agit moins d’être le réceptacle des libertés politiques – aliénées – du citoyen que de pourvoir et d’anticiper les droits-créances d’individus-consommateurs, assujettis consentants au nouveau despotisme maternant, prévenant et amollissant du Droit et du Marché : « le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances ». (De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819). En outre, pensant tenir l’État éloigné de son penchant unificateur et, in fine, tyrannique – Schmitt, encore, aurait dit « total » –, Constant épouse, à son corps défendant, le « papisme industriel » de la « secte nouvelle » des saint-simoniens qu’il n’avait pourtant cessé de fustiger à la fin de sa vie. C’est que le libéralisme, même – et surtout – paré des plus louables intentions émancipatrices, finit toujours dévoré par plus supposément libérateur que lui.