Tribunes
L’unité du libéralisme (1)
Raymond Aron versus Jean-Claude Michéa.
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Depuis cent-cinquante ans, l’esprit bourgeois est hégémonique en Occident.
L’hégémonie bourgeoise est ce bloc historique entendu comme processus dynamique – à la fois matériel, psychologique, perpétuel et exponentiel – de congruence des masses vers les biens de consommation marchands. C’est dire encore que le capitalisme se définit comme une totalité sociale, à l’intérieur de laquelle les forces de production entretiennent un rapport dialectique avec les forces de consommation. En d’autres termes, il n’existe pas de capitalisme sans consumérisme et inversement. Mais ce dualisme ne dévoile toute son originalité idéal-typique que parce qu’il est profondément imprégné de l’esprit bourgeois qui en est simultanément son principe. L’économiste et sociologue allemand Werner Sombart (1863-1941) a appréhendé l’archétype du bourgeois comme genèse de l’esprit capitaliste. Brièvement, l’on peut définir le bourgeois comme étant animé par l’appât de l’or et l’esprit d’entreprise, dévoiement de l’esprit d’aventure. D’une part, il est « un type humain plutôt que le représentant d’une classe sociale », d’autre part, « on retrouve le bourgeois dans tout entrepreneur capitaliste accompli ». Enfin, Sombart note que le bourgeois « vieux style », celui de l’époque du capitalisme naissant (du XIIe à la fin du XVIIIe siècle), était « tenu en laisse par les mœurs et la morale, avant tout par les enseignements et les préceptes de la religion chrétienne ; à partir de la fin du XIXe siècle, il apparaît dégagé de toute entrave et de toute restriction » (Le Bourgeois, 1926).
De cette figure archétypale ou matricielle, il nous est apparu possible d’inférer une autre figure, son avatar postmoderne en quelque sorte, celle du néo-bourgeois ; il est un type particulier, cousin germain du bourgeois moderne, que Sombart qualifiait de capitaliste avancé ; peu soucieux de l’homme et de son destin, à l’instar de celui-ci, il est, par surcroît, férocement animé d’un désir de jouir jusqu’à l’illimitation, voulant profiter de toutes les occasions mondaines – i. e. offertes par le monde –, ne cherchant le repos que sous la forme vile et avachie d’une récupération physique prosaïquement physiologique. Ce faisant, le néo-bourgeois n’est nullement enclin à adopter une quelconque posture méditative ou contemplative, sa vie biologique n’étant, pour paraphraser le jeune Carl Schmitt, qu’un occasionalisme subjectivisé. La vie du parvenu néo-bourgeois n’est qu’une abstraction, le rendant même ontologiquement indifférent à l’idée de la mort considérée comme aussi invraisemblable qu’incongrue. D’ailleurs, le néo-bourgeois ne conçoit cette dernière qu’à l’aune de critères totalement infantiles ; loin d’être l’expression du tragique de l’existence, la mort est décriée comme une dramatique injustice, un puéril réflexe – que les psychologues qualifient d’intentionnalisant – le poussant jusqu’à en imputer la faute à un tiers exclu. Sombart observait, très justement, « une ressemblance frappante » entre l’âme de l’homme (économique) moderne et celle de l’enfant. En effet, tel un enfant, l’homme moderne aime à se sentir grand et valorisé, non par sa puissance intérieure – qui, autrement, sous la forme du devoir accompli, le satisferait naturellement pour ce qu’elle lui apporterait de joie secrète et d’indicible fierté – mais par les attributs et artifices de sa puissance extérieure. C’est pourquoi les nouvelles technologies et les milliardaires inspirent aux masses une admiration sans borne.
L’autre caractéristique du néo-bourgeois est son inaptitude à produire ; sa fonction est exclusivement consumériste, digestive et exonératoire. Par-là, il diffère fondamentalement des deux types sombartiens de bourgeois vieux style et moderne. Le néo-bourgeois s’est considérablement dégradé au sein de la troisième fonction dumézilienne ; quand ses devanciers – Sombart réserve un sort particulier au bourgeois vieux style, à la Benjamin Franklin, pétri d’éthique, de frugalité et d’« honesty » – se voulaient encore entrepreneurs, négociants et industrieux – voire industriels –, le néo-bourgeois se contente de déambuler devant les gondoles et les vitrines aux réclames criardes, à l’affût de la moindre promotion, du « prix cassé » et/ou du dernier produit à la mode. L’activité du néo-bourgeois postmoderne, exclusivement tendue vers le plus grand profit espéré, infini et illimité – et, si possible, instantané –, le détourne de tous « les problèmes les plus profonds de l’âme humaine », de cet essentiel qui engage l’« après-soi » – qu’un hypocrite travestissement sémiologique a transmué sous l’inepte syntagme de « génération future ». Indifférent à toutes les « sensations humaines », il ne peut incliner qu’au sensualisme fébrile et exacerbé ; esclave de ses sens comme des furtives et superficielles jouissances qu’ils procurent, il en perd jusqu’au sens même de la vie, laquelle se trouve ravalée à un ensemble de stimuli et d’instincts bruts. En ce sens, le néo-bourgeois, s’il a incontestablement perdu l’esprit d’entreprise du bourgeois vieux style comme, d’une certaine manière, du bourgeois moderne, en a rigoureusement conservé le « tempérament sensuel plié à la discipline capitaliste ». L’irruption électorale d’un bloc majoritaire macrono-melenchévik peut être interprétée à l’aune sombertienne du néo-bourgeois jouisseur, hédoniste, libidinal, improductif, récrémenteux et excrémenteux. Le critère de la société capitaliste n’est-il pas cette tendance au déchet ?