Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Et si les plus grands de nos maux provenaient de cette propension incontrôlée et incontinente au faux idéal que constitue l’égalité ?
Céline ne croyait pas si bien dire lorsqu’en introduction de sa thèse de doctorat en médecine, il écrivit ces phrases aux allitérations glaçantes mais terriblement lucides à propos de la décapitation de Louis XVI : « En 93, on fit les frais d’un Roi. Proprement, il fut sacrifié en place de Grève. Au tranchant de son cou jaillit une sensation nouvelle : l’Égalité. Tout le monde en voulut, ce fut une rage » (Semmelweis, 1936 [1924]). L’égalité devenait alors bien plus qu’une aspiration à la justice sociale : une irrésistible et invincible inclination idiosyncratique de nature proprement anthropologique. Cette triste passion démocratique gravée dans le marbre de nos grands textes juridiques et politiques innerve nos existences, irrigue nos pensées, irradie tous les domaines de l’activité humaine. Dans le champ de la politique, elle occupe une position prépondérante et incontournable. Tocqueville observait que les peuples démocratiques « ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie » (De la démocratie en Amérique II). De cette égalité, telle la rose surgissant du fumier, naquit cette incroyable prétention à désigner ses propres maîtres, attendu, précisément, que ces derniers seraient uniment acceptables et acceptés du fait de l’origine extractive commune des élus et de leurs électeurs.
C’est que l’égalité doit impérativement revenir à ses sources et ne saurait dévier de son lit. Elle est alors gouvernée par une inexpugnable croyance, elle-même animée par la foi inébranlable de l’individu-masse en son génie improvisé, autoproclamé, autoréalisé, cette croyance démiurgique inoxydable des temps démocratiques « où l’individu est persuadé qu’il est capable de faire à peu près toute chose, qu’il est à la hauteur de presque toutes les tâches » (Nietzsche, Le Gai Savoir, § 356). Sous la tutelle du philosophe « au marteau », l’on considèrera que l’égalité ressortit de ce qu’il appelait « l’instinct du troupeau », le grégarisme uniforme et indifférencié conduisant à ravaler l’individu en tant que « fonction du troupeau et à ne s’attribuer de valeur que comme fonction » (Le Gai Savoir, § 116). Or, quelle est la fonction – et, partant, la valeur – de l’individu au sein du troupeau si ce n’est de conforter, de consolider et de légitimer ce même troupeau auquel est assigné cet invraisemblable office de désigner le superanus, ce soi-disant supérieur censé représenter ce peuple souverain dont il procède ? « Que les organismes supérieurs se soient développés à partir des inférieurs, voilà qui n’est jusqu’à présent attesté par aucun exemple », proclame Nietzsche (Fragments posthumes XI, printemps 1888) tout en poursuivant que « tout le monde animal et végétal ne se développe pas d’un état inférieur à un état supérieur… Mais tout à la fois l’un après l’autre, pêle-mêle et l’un contre l’autre. ».
Il ne peut rien sortir de qualitatif du chaos. Julien Freund constatait que « l’égalité […] ne se rencontre que dans le désordre, car tout s’équivaut dans le pêle-mêle et le fatras de la juxtaposition aléatoire », ajoutant que « dans ce cas, le bavard devient l’égal de l’esprit rigoureux, le propos insignifiant devient l’analogue de la réflexion originale » (L’Aventure du politique). L’excellence se diluant dans un océan de médiocrité, une civilisation ne saurait résister à la vague annihilatrice des meilleurs – on le voit, cet anéantissement a partie liée avec le nihilisme ; l’étymologie ne ment pas. Tout coule alors de source : « le méli-mélo social, conséquence de la révolution, de l’instauration de droits égaux, de la superstition des ‘‘hommes égaux’’. Ceux qui sont porteurs des instincts de déclin (du ressentiment, de l’insatisfaction, du goût de détruire, de l’anarchisme et du nihilisme), y compris des instincts d’esclave, des instincts de lâcheté, de ruse, et de canaille des couches longtemps maintenues en bas, se mêlent à tout le sang de toutes les classes : deux ou trois générations plus tard, la race est méconnaissable – tout est empopulacé. Il en résulte un instinct général contre le choix, contre le privilège de toute sorte, d’une force et d’une certitude, d’une dureté, d’une cruauté telles dans la pratique, qu’en réalité même les privilégiés s’y plient : ceux qui veulent conserver le pouvoir flattent la plèbe, doivent avoir la plèbe de leur côté » (Fragments, XIV). En démocratie, point d’homme providentiel car « naît pour les hommes d’exception un nouvel adversaire ou alors une nouvelle tentation. Si du moins ils ne s’adaptent pas à la plèbe et ne se mettent pas à entonner des chants qui plaisent à l’instinct des ‘‘déshérités’’, il leur sera nécessaire d’être ‘‘médiocres’’ et ‘‘consciencieux’’ ». Seule une aristocratie peut engendrer, conserver et perpétuer une civilisation : « toute élévation du type homme a été jusqu’ici l’œuvre de sociétés aristocratiques qui croyaient en une longue échelle de hiérarchie et de différences de valeurs d’un homme à l’autre » (Fragments, XII, automne 1885-1887). Tocqueville notait pertinemment que « l’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la chaîne et met chaque anneau à part ». C’est ainsi qu’il en va de cette métaphysique de l’égalité s’offrant à voir comme une conspiration universelle contre l’intelligence.