Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Avec Walter Benjamin et Giorgio Agamben
Les maîtres du soupçon sont légion, qui nous aident à forger une contre-sémantique, une lexicologie dissidente, en quelque sorte, permettant de contourner efficacement la logorrhée creuse de l’ennemi.
Il en est ainsi du terme « vie », employé partout, par tous et pour tout, au point que son sens s’est égaré dans les opacités cotonneuses de la verbigération chronique quotidienne ou écrasé par la titanesque masse sédimentaire qui en a tué tout ce qui faisait précisément ce que l’on appelle communément son sel. À cet égard, Walter Benjamin (1892-1940) combattait, à rebours des marxistes, cette idée parousiaque des lendemains nécessairement enchantés. Le Berlinois dénonçait une théologisation de la « vie nue », résultat d’un processus de sacralisation propre à la modernité. Celle-ci, depuis le Siècle des Lumières, a toujours prétendu « libérer » la Raison de l’emprise de l’Église au nom de l’autonomie de celle-là par rapport à celle-ci. Toutefois, le sacré qui était réputé se situer au cœur de l’Église, médiatrice entre Dieu et les hommes (ainsi que l’explique l’augustinisme politique), s’est transporté dans le monde séculier, Max Weber ayant montré dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme que cette sécularisation n’était rien de moins que du religieux temporalisé – thèse que Carl Schmitt approfondira par la suite.
Lecteur attentif de l’auteur de Critique de la violence, Giorgio Agamben a réévalué le concept benjaminien de « vie nue » à l’aune de Michel Foucault et de sa « biopolitique » à partir de laquelle il a distingué la Zoe, « vie nue » biologique et organique proprement dite, de la Bios, vie au sens plein du terme dans ses multiples dimensions sociales, au sens aristotélicien du terme. Isolant la Zoe, Agamben l’a clairement identifiée à l’Homo Sacer de l’archaïque droit romain, dévoilant ainsi sa généalogie : « l’homme sacré est celui que le peuple a jugé pour un crime, toutefois, il n’est pas permis de le sacrifier, mais celui qui le tue ne sera pas condamné pour homicide » (Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue). Objet d’ordre divin, Homo Sacer n’en demeure pas moins foncièrement utile au corps social, tant pour fonder et conserver l’ordre sur lequel il repose (Benjamin), que pour instrumenter la « vie nue » et y loger cette sacralité qui lui fait défaut aux fins d’asseoir son monopole de la violence légitime (Agamben). Chez Benjamin, la « vie nue » possède alors une fonction de légitimation d’un nouveau droit d’exception qui n’est pas hors du droit mais propre à celui-ci. Ce faisant, la Zoe devient ainsi fondatrice d’un droit d’autant plus violent à l’égard de la Bios, qu’il est devenu la condition même de la sacralité de la « vie nue ». La Zoe, privée de la peine de mort qui en fixait naguère la valeur, acquiert la place prépondérante longtemps dévolue à cette dernière. Elle confère ce titre juridique destiné à porter un coup mortel à la Bios, conservant, tout en la modifiant, l’ambivalence de la violence du temps de la peine capitale qui, tout en administrant la mort au criminel, permettait de laisser en vie d’autres gens. Mais, là où Agamben voyait une pure situation d’anomie dans la mise en état d’exception de la Zoe, Benjamin, au contraire, estimait que la violence était inhérente au droit en ce qu’elle disposait, précisément, de la vie comme de la mort.
L’indétermination juridique tenant à la dualité ontologique d’Homo Sacer (exclu de l’ordre juridique comme de l’ordre divin) soutenue par Agamben nous permet seulement de comprendre l’emprise du souverain sur la « vie nue », puisque l’Italien identifie clairement celle-ci à celui-là, situation dont il infère une véritable désertion du droit, la Zoe étant laissé à « l’abandon » – donc à l’arbitraire – du Prince. Walter Benjamin nous aide, cependant à corriger cette perspective qui ne correspond guère à la réalité. Pour l’Allemand, nous aurions plutôt affaire à un monisme conservateur qui désacralise l’homme par translation du sacré vers la « vie nue ». L’approche aveuglément physiologique de l’homme, réduit à un simple amas de cellules, contribuerait à le défaire de sa condition ontologique d’animal social.
Le mot d’ordre macronien selon lequel « rien n’est plus important que la vie humaine » (intervention présidentielle du 28 octobre 2020) résume le dangereux état d’enfermement intellectuel de nos élites, lequel apparaît, in fine, pour ce qu’il est : l’achèvement le plus éclatant du processus d’arraisonnement capitaliste qui, non content d’avoir tout subsumé sous l’axiomatique de l’intérêt, a abouti à une réification de l’homme trivialement ravalé à un simple boyau consumériste. À cette aune, l’acharnement létal dont Vincent Lambert fut la victime fatale n’est que la conséquence de l’absolutisation d’une Zoe guère autrement entendue, désormais, que comme la capacité addictive à métaboliser l’ensemble des biens marchands.