Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Tandis qu’à la faveur d’une recrudescence virale endémique – bien plus périlleuse pour nos hôpitaux que pour notre santé proprement dite, soit dit en passant – le gouvernement obligeait derechef la quasi-totalité d’entre nous à un embastillement forcé entre les murs de nos foyers, une minorité active s’émouvait du sort des âmes ainsi contraintes à la même réclusion que les corps. C’est qu’en république laïque, le corps et l’esprit sont astreints uniment à subir semblable férule, une et indivisible. Cette minorité, donc, a pris le parti de faire échapper son salut aux rigueurs hygiénistes d’un enfermement prophylactique en soumettant, ultima ratio, sa supplique au Conseil d’État, lequel y resta inflexiblement sourd.
Si les voies du Seigneur, dit-on, sont impénétrables, gageons que celles, plus terre à terre et contentieuses, du Palais-Royal baignent dans un épais relativisme sceptique permettant difficilement d’atteindre le cœur des robins, quand leur raison se trouve paralysée dans les filins d’un laïcisme aride et systématique. Le cœur et la raison, deux chemins vers la connaissance, donc vers la vérité. Sans doute, le cœur prend-il garde que la raison ne sombre dans l’enivrement d’elle-même, quand celle-ci freine assurément les impétuosités ou emportements du cœur. Couple, certes bien assorti, en définitive, mais dont la subtile et non moins étrange dyarchie ne doit rien au simple hasard. Tous deux gouvernent les entreprises humaines selon une horlogerie dont la mécanique redoutablement complexe ne saurait être sondée, sans le concours du cœur, par la seule, piètre et orgueilleuse raison. Car, lorsque la raison déraisonne, c’est bien que le cœur en a déserté la place. Aussi désinvolte que présomptueuse, la raison verse alors dans l’excès de ses conclusions et, partant, s’aveugle de ce qu’elle dénomme emphatiquement « vérité » qui n’est, pourtant, que demi ou quart de vérité, sinon mensonge ou tromperie. L’excès de raison assombrit les sentiments du cœur en lui déniant l’authenticité de la créance de ses certitudes naturelles – lesquelles, précisément, n’ont nulle nécessité de la raison, sans pour autant que cette providentielle (l’on ne croit pas si bien dire) autonomie ne traduise le dessein éventuel d’une émancipation ou d’un antagonisme. Le cœur et la raison sont un attelage indispensable à l’accession à la connaissance, nous l’avons dit ; mais « c’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison. »
Par ce fragment n°278 de ses célèbres Pensées (posthumes), Blaise Pascal énonçait un constat qui allait ébranler la théologie autant que la philosophie pour les siècles à venir. Ce contemporain de Descartes qui entretiendra un fructueux commerce intellectuel et spirituel avec les jansénistes de Port-Royal avait ainsi formulé, en termes limpides et irréfutables, un dualisme axiomatique, depuis longtemps passé à la postérité par cette phrase apparemment bien plus riche et énigmatique qu’il n’y paraît à première lecture : « le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses. » (Pensées, 277). Le cœur serait, en quelque sorte, un prérequis, un innéisme contenant, dès notre naissance, certaines vérités cognitives dont la présence en nous-même constitue un défi à l’entendement. Que l’espace, le temps, le mouvement nous soient familiers dès nos primo-vagissements, cela établit sans conteste la souveraineté du cœur en tant que source de nos balbutiantes certitudes. Ces champs ainsi irrigués, il ne restera plus à la raison qu’à labourer, ensemencer et moissonner tout au long de la vie humaine.
Sans doute ne sont-ce là que subtilités rhétoriques pour quiconque n’entendrait rien aux choses de la religion et s’en tiendrait, en rationaliste sûr de lui, à la seule raison éclairante – et, ajouterait-il dans un même élan, éclairée. « Mais d’où ? », se verrait-il aussitôt objecté. Ce serait pourtant nier l’évidence selon laquelle il est des vérités qui ne sont découvertes que par un chemin obstinément creusé duquel la volonté ne peut (vouloir) dévier, fût-ce au prix d’insurmontables efforts. Ce serait d’autre part méconnaître – mais Dieu sait, malheureusement, que nos contemporains, dans leur grande majorité, se couvrent la tête des cendres d’une ignorance souvent fièrement revendiquée – le rôle de la grâce, ce don gratuit et miséricordieux. Pascal nous invite précisément à accepter qu’elle nous touche, à l’itérative condition que la raison se fasse plus humble. Un penseur comme Montaigne – une inspiration pour Pascal – s’était résigné à cette impuissance de la raison. Pascal, considérant que nous sommes tous « embarqués », c’est-à-dire engagés dans une existence dont le sens nous dépasse, prenait acte, en somme, de cette irréductible faiblesse de la raison. Dès lors, exhortait-il « il n’y a point à balancer, il faut tout donner ». Or seul le cœur peut conduire à une telle audace que la raison serait, par réflexe, encline à réfréner. Le fameux pari consistant à « gagner tout » et à ne « perdre rien » nous délivre du vertige existentiel de l’infini pour nous projeter vers l’éternité. La raison peut éprouver des craintes que le cœur ne connaît point. Le jeu en vaut la chandelle…