C’est un livre collectif important qui vient de paraître, portant sur la place des nationalistes face à quatre dictatures européennes entre 1920 et 1945 : l’Italie fasciste, l’Espagne – mais, de manière très intéressante, celle de la dictature de Primo de Rivera, de 1923 à 1930 –, la France de Vichy et, bien sûr, l’Allemagne national-socialiste. Cet ouvrage fait suite à un autre recueil collectif consacré à la place des nationalistes entre 1900 et 1920. Il réunit les contributions de quinze spécialistes universitaires, mêlant les approches transversales – la longue et très riche étude de Didier Musiedlak sur le fascisme – aux analyses des parcours de quelques personnalités comme Malaparte (Emmanuel Mattiato), Schmitt (David Cumin), d’Annunzio (Raffaela Canovi) ou Jacques Le Roy-Ladurie (Alain Chatriot).
Peut-on comparer des expériences qui n’ont pas la même temporalité – avec des dictatures apparues plus ou moins tôt, et durant plus ou moins longtemps – et marquées par des singularités nationales ? Oui, pour Didier Musiedlak, qui note dans son introduction que « les dangers qui menacent l’intégrité de la nation apportent à la droite radicale incontestablement un ferment d’unité », avec, entre autres ici, l’impact de la révolution de 1917 et de la diffusion du bolchevisme. La Grande Guerre joue aussi son rôle, que les nationalismes l’aient faite ou qu’ils soient nés dans une société qui en restait traumatisée. Mais l’entre-deux-guerres impose aussi à tous une réflexion sur la modernité : s’agit-il simplement de transmettre ou de trouver de nouvelle voies ? À l’heure du machinisme et du culte de la vitesse, nombre de nationalistes vont osciller entre tradition et modernité, et l’on retrouve cette tension dans leurs rapports aux dictatures.
Réticents mais présents
Nées de la guerre, portées par la génération du front, ces dictatures s’installent grâce aux crises des régimes qui les précèdent, ces démocraties libérales honnies par des nationalistes qui les pensent non seulement incapables de protéger les frontières géographiques de leurs États, mais aussi, et plus encore, de préserver l’identité même de leurs peuples. Lorsque ces démocraties s’effondrent, on comprend que leurs contempteurs nationalistes, pensent en tirer parti. Pourtant, certains d’entre eux sont immédiatement tenus à l’écart par les nouveaux pouvoirs, car jugés définitivement dépassés dans leurs approches et leurs méthodes – on lira sur ce point l’article de Michel Grunewald sur les intellectuels de la « Révolution conservatrice ». À ce désamour initial s’ajoutera l’éloignement progressif d’autres nationalistes, soit parce que ces dictatures affichent toujours plus leur modernisme, soit parce qu’elles s’engagent dans des collaborations qu’ils se refusent à cautionner – ce qui les conduira pour certains à retrouver, dans diverses résistances, d’autres nationalistes qui, eux, dès le début, avaient refusé d’adhérer à l’ordre nouveau.
Reste que nos nationalistes sont aussi bien présents dans les dictatures. On les retrouve dans le cas italien aux postes-clés de certains ministères, et ils vont effectivement contribuer à réorganiser des secteurs et notamment tenter de mettre en place le système corporatiste. Par ailleurs, certains intellectuels nationalistes jouent auprès des dictatures, sinon des dictateurs, un rôle d’expert (Schmitt) ou de faire-valoir (Malaparte). Mais cela suffit-il pour parler d’un contrôle des projets de ces États ? « Ce n’est véritablement que dans le cas du franquisme que le courant conservateur et traditionaliste a pu, arrimé au projet national-catholique, trouver ses marques et garantir ses positions », écrit Olivier Dard dans sa conclusion.
Parlants plus qu’administrants
Pourquoi ? L’analyse que fait Dard du rôle des nationalistes dans l’État français apporte des éléments de réponse à une question essentielle mais trop souvent négligée : étaient-ils prêts et/ou étaient-ils aptes à reprendre en main un appareil d’État purgé de leurs ennemis ? Notre auteur les retrouve dans l’entourage immédiat du maréchal Pétain, à son cabinet civil, et dans quelques secteurs gouvernementaux : l’Intérieur, l’Éducation nationale, la Famille, et la Propagande ou l’Information. C’est à la fois beaucoup car, effectivement, le cabinet civil de Pétain a une influence réelle sur ce dernier, mais peu aussi quand il s’agit de faire vivre au quotidien et de réorganiser l’État français. Pour Dard, grand connaisseur de la technocratie, c’est bien plutôt cette dernière qui fait à Vichy ses premières armes modernes, qui remporte les ministères essentiels, restructure l’économie et conduit la réforme de l’État. Et si l’on prend par exemple la question de la régionalisation sous Vichy, nous sommes effectivement bien loin, derrière les mots utilisés, de cette renaissance des provinces d’Ancien régime dont certains nationalistes avaient fait un cheval de bataille.
De manière assez cruelle, Dard écrit qu’« en réalité, les nationalistes à Vichy font ce qu’ils ont toujours fait, parler et publier bien davantage qu’administrer ». À la chute du pays légal, le pays réel devait surgir de partout, naturellement. C’était oublier qu’il fallait des élites qui ne soient pas que des intellectuels. Et ce sont les techniciens d’avant 40, les administrateurs des grands corps, qui prennent une partie au moins du pouvoir, ne concédant aux nationalistes que la possibilité de continuer à parler, dans les tribunes éducatives ou au micro de Radio-Paris, la seule nouveauté étant qu’ils peuvent alors passer de la dénonciation de l’ennemi de l’intérieur à sa poursuite effective en siégeant dans certaines des nouvelles institutions destinées à épurer.
Alors, bien sûr, une place dans l’appareil d’État n’est pas le seul élément-clé, car il y a des fonctions politiques autres, ou autres que politiques, qui ont une forte influence sur l’évolution d’un régime. Notamment la production de textes, la maîtrise au moins partielle du discours officiel, peuvent avoir des effets politiques. Mais la modernisation portée par Vichy, comme celle des autres dictatures étudiées dans cet ouvrage, ne sera certes pas la tradition qu’une partie au moins des nationalistes aurait aimé voir renaître, mais bien plutôt une modernité nouvelle, destinée à une société nouvelle. Une modernité technicienne, diffuse, qui perdurera lorsque s’effondreront les dictatures, tant ses principes ne pouvaient que séduire un capitalisme qui voulait se réinventer. À l’écart de cette transition technocratique, les nationalistes paieront, eux, au prix fort, d’avoir rêvé à voix haute sous les dictatures – et, plus encore, sous l’Occupation –, leurs idéaux et jusqu’à leur vocabulaire se trouvant discrédités pour des décennies.
Olivier Dard et Didier Musiedlak (dir.), Être nationaliste en régime de dictature, Bruxelles, Peter Lang, 2020.
En même temps que le volume sur les nationalistes et les dictatures, une autre série d’études paraît, co-dirigée par Michel Grunewald, Olivier Dard et Uwe Puschner. Après avoir examiné l’attitude des libéraux et des gauches face au phénomène national-socialiste, voici venu le tour des droites, ce qui veut dire, en France, « des libéraux, des bonapartistes, des conservateurs, des nationalistes/patriotes, des sympathisants du fascisme, mais aussi des monarchistes et des démocrates-chrétiens, sans oublier des personnalités très difficilement classables. » À lire la seconde partie, entièrement consacrée (sauf un essai de Michel Grunewald dédié à « L’Action française et le national-socialisme (1923–1944) ») à des personnalités aussi diverses que Lucien Rebatet, Xavier de Hauteclocque, les frères Tharaud ou Henri de Kérillis, on voit à quel point les réceptions, les réactions et les décisions de ces Français de droite – au moins au moment où le nazisme naît – furent contrastées. Il est piquant de voir que L’Action française comparait le nazisme à un islam germanique cependant que Kérillis expliquait que Lénine était le Mahomet d’une religion internationaliste antichrétienne… Chaque étude est nuancée, précise, équilibrée, à cent lieues des attitudes médiatiques dogmatiques qui prévalent quand on parle des droites françaises de l’époque.
Michel Grunewald, Olivier Dard et Uwe Puschner (dir.), Confrontations au national-socialisme en Europe francophone et germanophone (1919-1949), volume 4. Peter Lang, 2020.