Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Etudier les statistiques médicales et les rapprocher des décisions prises conduit à s’interroger sur la pertinence réelle des mesures prises.
Certes, nous ne pourrons porter un jugement définitif sur l’épidémie de Covid-19 que dans quelques mois, voire quelques années. La mortalité globale, par exemple, est pour le moment difficile à estimer, pour tout un tas de raisons. À l’heure actuelle, on estime – mais cette estimation est provisoire – que le Covid-19 tue environ 5 % des malades diagnostiqués, ce qui est évidemment beaucoup moins que l’ensemble des personnes infectées. Mais tout de même, les grandes lignes du tableau commencent à se dessiner, et il est peu probable qu’elles varient beaucoup désormais.
Voici les chiffres donnés par Santé Publique France, au 23 avril. Du 1er mars au 21 avril : 7545 décès dus au Covid-19, selon les certificats de décès rédigés par voie électronique. Dans 66% des cas le décès par Covid-19 était associé à une comorbidité. 9,3% des personnes décédées avaient moins de 65 ans et 27,6% de celles-ci n’avaient pas de comorbidité, ce qui signifie que 2,5% des patients décédés avaient moins de 65 ans et aucune comorbidité. L’âge médian au décès était de 84 ans et 75% des personnes décédées avaient 75 ans et plus.
On mentionne parfois, dans les médias, un chiffre de plus de 20 000 décès dus au Covid-19. Et il est vrai que Santé Publique France parle de « 20 796 décès de patients Covid-19 » ou dans ses « chiffres clés », qui figurent en première page de son Point Epidémiologique, « 20 796 décès liés au Covid-19 ». Mais cette présentation est à la limite de la malhonnêteté, car il s’agit des décès de patients atteints de Covid-19, ce qui n’est pas la même chose que décédés du Covid-19, la cause de la mort n’étant pas nécessairement le virus. On peut ajouter, pour être complet, que, parmi les patients admis en réanimation, on trouvait une comorbidité dans 79% des cas et que 53% étaient âgés de 65 ans et plus.
En tout état de cause ce nombre global des décès n’a pas grand sens étant donné qu’à l’évidence un nombre non négligeable de ceux qui sont officiellement morts du Covid-19, ou même de ceux qui sont morts alors qu’ils étaient atteints du Covid-19, seraient très vraisemblablement morts à court terme, même sans Covid-19. Plutôt que de donner le nombre de décès dus à cette infection, il faudrait plutôt raisonner en termes de nombre d’années de vie perdues pour les personnes décédées. Je ne sais pas si un tel calcul est possible, mais je serais prêt à prendre le pari que le résultat serait de l’ordre de quelques mois plutôt que de quelques années.
Pour rappel et afin de donner des points de comparaison, il meurt chaque année environ 600 000 personnes en France. La grippe et les maladies respiratoires ont tué un peu plus de 40 000 personnes en 2016, les cardiopathies environ 78 000 personnes et le cancer à peu près 150 000 personnes.
On le voit, il paraît difficile d’échapper à cette conclusion : à ce stade, le Covid-19 est une épidémie assez peu grave, mesurée à l’aune des grandes épidémies que l’humanité a pu connaître et même simplement à l’aune des causes de mortalité en général. Ce qui a dicté notre réaction extrême, consistant à enfermer chez elles autoritairement et pour une durée indéterminée des dizaines de millions de personnes, n’est pas la dangerosité du Covid-19, mais notre rapport à la maladie et à la médecine.
Ce qui a changé, par rapport aux épidémies des siècles précédents, c’est que nous avons perdu l’habitude de mourir des maladies infectieuses. Ces maladies redoutées pendant presque toute l’histoire de l’humanité ne sont plus responsables aujourd’hui que d’environ 4 % des décès annuels dans un pays comme la France. Nous avons la vaccination pour nous prémunir et nous considérons comme normal que la médecine nous guérisse de ce genre de pathologies lorsque nous en sommes atteints. C’est ainsi que les patients atteints du Covid-19, même sous sa forme grave, apparaissent pour la plupart comme des malades guérissables et, paradoxalement, c’est ce qui nous a fait paniquer.
Nous nous sommes affolés lorsque nous nous sommes rendus compte que le nombre de cas graves allait dépasser notre capacité de les traiter. Ce qui nous est apparu comme insupportable, c’est l’idée de mourir alors que la médecine aurait pu nous sauver, c’est la perspective de voir les médecins trier parmi les malades ceux qu’ils essayeraient de soigner. Bref, notre affolement est avant tout le résultat des progrès de la médecine et du fait que ces progrès, pour admirables qu’ils soient, nous désapprennent à mourir et érodent notre courage.
Plus précisément, puisque la décision du confinement appartient au gouvernement, le gouvernement a pensé qu’il serait tenu pour responsable de tous les décès « évitables », de tous les gens qui seraient morts du Covid-19 parce que les services de réanimation n’auraient pas pu les prendre en charge. Voyant les estimations de ce chiffre grimper très rapidement, le gouvernement a pris peur et a ouvert le parapluie, c’est-à-dire qu’il a ordonné à tous les Français de s’enfermer chez eux jusqu’à nouvel ordre. Brusquement, toute la vie de la nation s’est mise à tourner autour des services de réanimation de nos hôpitaux, l’objectif suprême et éclipsant tous les autres est devenu d’éviter leur saturation. Ce qui est compréhensible, peut-être, mais pas raisonnable.
Il est normal, il est bon que les médecins répugnent à l’idée de laisser mourir des gens qu’ils auraient pu sauver « s’il avaient eu plus de moyens ». Mais il est anormal que les responsables politiques se mettent à raisonner comme des médecins et se laissent obnubiler par une seule chose : les « vies qui auraient pu être sauvées ». Une telle manière de prendre des décisions est d’autant plus absurde qu’il y a et il y aura toujours des gens qui auraient pu être sauvés par la médecine « avec plus de moyens ». Il y a et il y aura toujours des gens qui mourront « à cause des choix budgétaires », parce qu’il y aura toujours des choix budgétaires à faire. Les « besoins » (c’est-à-dire en fait les désirs, et en l’occurrence notre désir de vivre) sont illimités et les ressources limitées, telle est la loi d’airain de la condition humaine.
En fait, chaque vote du budget de la nation peut être considéré comme une condamnation à mort pour un certain nombre de malades, présents ou futurs, car chaque vote du budget opère des arbitrages entre les différents biens que nous essayons de nous procurer avec nos ressources limitées, parmi lesquels la santé. La vraie différence avec la situation actuelle, c’est que d’habitude ces choix sont implicites. Nous ne voyons pas les gens qui vont mourir à cause de la manière dont nous allouons nos ressources – le plus souvent nous n’y pensons même pas – alors qu’avec l’épidémie actuelle, nous avons les agonisants sous les yeux.
Il est d’autant moins rationnel de se laisser obnubiler par les ressources actuelles des services de santé que, même si nous raisonnons en termes d’espérance de vie, même si nous considérons que la survie est un bien qui devrait avoir priorité sur tous les autres, la médecine n’est pas forcément la chose la plus importante. Je me souviens, du temps où je suivais des cours d’économie de la santé, avoir vu passer des études très sérieuses qui estimaient qu’environ 80 % des progrès en matière d’espérance de vie à la naissance au XXe siècle étaient dus à l’amélioration générale des conditions de vie (alimentation, hygiène, conditions de travail, etc.), et non aux progrès de la médecine pour guérir les maladies. Bien entendu il ne s’agit là que d’estimations, mais il est peu contestable que nous avons tendance à surestimer grandement les bénéfices de la seule médecine en matière d’espérance de vie.
Cela signifie qu’il est erroné de présenter le confinement comme une manière d’échanger un peu de nos richesses et de notre confort contre « des vies », présentation qui clôt immédiatement tout débat et même toute réflexion. L’économie, c’est aussi « des vies ». Le confinement induira une récession, et une récession ce sont des années de vies en moins pour un nombre indéterminé de personnes par la dégradation de leurs conditions de vie. Une récession aujourd’hui ce sont des ressources en moins demain, car même si le gouvernement ouvre actuellement en grand le robinet du déficit et de la dette, l’argent gratuit n’existe pas, tout finit par se payer. Donc ce seront des ressources en moins aussi pour financer toutes sortes d’investissements qui auraient pu « sauver des vies », y compris bien sûr des investissements dans le système de santé.
Naturellement, ces vies abrégées à cause du confinement ne seront pas comptabilisées, mais elles devraient figurer dans tout bilan honnête de cette mesure. Ce qui se voit et ce qui ne se voit pas.
Allons plus loin : le problème n’est pas seulement que la comptabilité est inexacte, il est que l’unité de mesure choisie pour prendre nos décisions n’est pas la bonne.
Si nous raisonnons en termes de nombre de vies « sauvées » ou « perdues » – c’est-à-dire le nombre de personnes qui mourront parce qu’elles n’auront pas pu être prises en charge par les services hospitaliers – alors c’est l’inénarrable Jean-François Delfraissy qui a raison : il faut enfermer les Français chez eux (et pas seulement les vieux) tant qu’un remède au Covid-19 n’aura pas été découvert, pendant des mois, des années peut-être. À supposer même qu’un remède soit découvert un jour, ce qui n’est pas certain. Si nous acceptons deux mois de confinement au motif que cela permettra de sauver – mettons – 20 000 personnes, pourquoi ne pas accepter un mois de plus pour sauver 10 000 vies supplémentaires ? Et pourquoi pas encore un mois pour en sauver encore 10 000 ? Quel sera le terme de ce raisonnement ? À partir de quand dirons-nous : « cela n’en vaut pas la peine », et pourquoi ?
Le problème est identique à celui des mesures de sécurité routière. Si abaisser la vitesse maximale autorisée de 90 à 80 km/h permet de sauver des centaines ou même des milliers de vies chaque année, pourquoi ne pas l’abaisser à 70 km/h ? Et pourquoi pas 60 km/h ? Ce serait encore plus de vies sauvées et qu’est-ce que des trajets plus longs contre des vies sauvées ? Et ainsi de suite. Le terme logique de notre raisonnement est l’interdiction pure et simple de la circulation automobile.
Notre affolement est avant tout le résultat des progrès de la médecine, progrès qui nous désapprennent à mourir.
Nous nous trouvons confrontés à ce genre d’absurdités parce que nous raisonnons de manière agrégée, au niveau de la société tout entière, au lieu d’essayer d’estimer l’effet de la mesure pour chacun des individus qui y sont soumis. Par ailleurs parler de « vies sauvées » est trompeur car elle induit l’idée que la mort est un événement qui pourrait simplement être évité. Or la mort finit toujours par survenir et celui dont la vie a été « sauvée » aujourd’hui par le confinement (ou par la baisse de la vitesse maximale autorisée) mourra peut-être demain d’une autre maladie ou d’une chute stupide (en 2016, environ 11 000 personnes sont mortes en France d’une chute ou d’un accident de transport). Plutôt que de parler de « vies sauvées » il faudrait plutôt parler de vies prolongées, et dire de combien de temps ces vies sont prolongées. Il faudrait aussi essayer de déterminer quel est le bénéfice d’une mesure pour chacun de ceux qui doivent en supporter le coût ou les inconvénients.
La vie est un bien individuel, et nous ne sommes pas immortels, par conséquent, ce que nous devrions chercher à estimer c’est la diminution du risque de mourir de telle ou telle cause pour chaque personne. En l’occurrence, quelle diminution du risque de mourir du Covid-19 procure le confinement à chacun de ceux qui y sont soumis ? Bien entendu, étant donné que la mortalité de cette infection est très fortement corrélée à l’âge, cette diminution du risque devrait être estimée par tranche d’âge (et de la même manière : quelle diminution du risque de mourir d’un accident de la circulation la baisse de la vitesse maximale autorisée procure-t-elle à chaque automobiliste ?).
Un tel calcul peut-il être effectué ? Je l’ignore et je laisse à des gens plus forts que moi dans ce genre d’exercice le soin d’essayer. Mais, étant donné les chiffres de mortalité que j’ai rappelés en commençant, d’une part, et étant donné d’autre part le fait que le confinement touche des dizaines de millions de personnes, il est évident que cette diminution du risque doit être extrêmement faible, infinitésimale même, sauf peut-être pour les tranches d’âge les plus élevées. À titre de comparaison, Charles Murray s’est essayé à calculer le bénéfice procuré à chaque automobiliste par une baisse de 10 km/h de la vitesse maximale autorisée. Pour un trajet de New-York à Washington (environ 350 km), le risque d’être tué passe de 0,0000006 à 0,0000004.
Toutes ces considérations convergent vers une même conclusion : le confinement général de la population n’est pas une réponse appropriée au Covid-19.
Il aurait probablement fallu faire ce vers quoi nous sommes aujourd’hui en train de nous orienter, pour l’après 11 mai : inciter fortement les populations les plus à risques à rester chez elles le plus possible, en mettant en place les mesures d’accompagnement nécessaires pour leur permettre de le faire, comme la possibilité de se mettre en chômage partiel par exemple, produire massivement des masques et des tests, interdire temporairement les grands rassemblements. Bref, informer, responsabiliser, et interdire seulement à la marge, au lieu d’enfermer autoritairement tout le monde. Comme le dit aujourd’hui fort justement l’Académie de médecine à propos des « seniors » : « Vaut-il mieux prendre un risque contrôlé en respectant les gestes barrières pour vivre avec les autres, ou s’étioler dans une solitude sans espoir ? Un tel choix appartient à chacun. » En effet, face au Covid-19 un tel choix devrait appartenir à chacun, et pas seulement aux personnes âgées.
Si, comme je le pense, le confinement généralisé était une erreur – une erreur qui deviendrait une faute s’il était avéré que cette mesure a été dictée par l’impéritie de nos gouvernants, et non par un affolement somme toute pardonnable –, tâchons de nous en souvenir pour une prochaine fois, car il y aura des prochaines fois. Errare humanum est, sed perseverare diabolicum.
Illustration : Dans les Ehpad confinés et transformés en mouroirs, quelles vies a-t-on sauvées ?