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Un art populaire et scientifique

Art. Peut-être enfin réhabilité, Vasarely s’expose dans toute la diversité de sa production. Une occasion unique de voir comment la volonté d’être accessible conduit l’art contemporain sur des chemins étrangement beaux, intelligibles, sociaux.

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Un art populaire et scientifique

Vasarely a réussi ce dont le Bauhaus rêvait, ce à quoi tous les théoriciens d’un art démocratique rêvent en vain : inventer, réaliser et diffuser un art réellement populaire. C’est-à-dire reconnu, fameux, mais surtout plébiscité, adopté, réellement fondu dans la culture populaire et la vivifiant. Disons tout de suite que Mucha avant lui, ou Gérôme encore avant (ou Wahrol en même temps, avec moins de générosité), avaient connu le même succès, avec sans doute la même recette : être compréhensible, être décoratif, accepter d’être reproduit à grande échelle ; ce qui est assez différent d’être vertueux, d’être prétentieux, d’être doctrinaire et de ne réaliser que de petites séries pour une clientèle fortunée ; et différent aussi du succès de Koons, prisé par les spéculateurs, imposé par les instances culturelles, matraqué comme signe de modernité et enfin galvaudé en assiettes et sacs qui ne sont pas des œuvres originales mais des porte-griffe.

Szem, Vonal Zold, Zsinor, grandes toiles où s’ouvrent des tunnels hypnotiques au sein d’architectures monumentales.

Alors que Vasarely aimait, comme il le dit lui-même, être « reproduit sur des kilomètres de torchon » et vendu au mètre. Il veut créer un art multipliable, immédiat, plébéien : « c’est dans les foules qu’il faut diffuser l’art. Voilà l’espace illimité », phrase qui, au-delà des convictions sociales qu’elle manifeste, renvoie aussi à la fascination de l’artiste pour tous les espaces : les faux espaces virtuels de ses peintures illusionnistes, où le seul jeu optique des formes paraît gonfler ou déprimer la toile (car les surfaces déformées vibrent et bougent sous le regard du spectateur, d’où le terme d’art cinétique), les espaces intersidéraux peuplés de planètes sphériques, qui inspirent ses titres, les espaces urbains, où il déploie sur les façades des immeubles d’immenses compositions rythmées et colorées que le spectateur contemple en décodant le rythme ou en comblant les espaces des grandes figures incomplètes et pourtant déchiffrables, comme le portrait de Pompidou dans le hall du Centre Beaubourg.

Là où Lichtenstein pille les auteurs de comics¹, et reçoit des louanges surprenantes, Vasarely invente un vocabulaire esthétique qu’il réussit à infuser dans la culture populaire – et son succès trop plébéien lui ferme le cercle des esthètes. Ce vocabulaire n’est pas complaisant, il est logique. L’artiste, passionné de science et de technique (comme Kupka lui-même, “père” de la peinture abstraite), fasciné par les possibilités d’exploration optique autant que par l’informatique naissante, alors appelée cybernétique, cherche un système universel. Dans les années 60, il met au point un « alphabet plastique » fondé sur le rond et le carré (« Chez moi, le rond dérive du soleil et le carré dérive de la fenêtre. ») et six couleurs franches. Toutes les permutations sont permises, certaines déformations sont légitimes : les ronds s’ovalisent en ellipses, les carrés deviennent trapèzes et losanges, les dégradés progressifs suivent les anamorphoses régulières des formes simples, les pleins et les creux s’inversent.

Kroa MC, 1970. Aluminium anodisé, 50 x 50 x 50 cm. Collection particulière.

Le monde entier adopte Vasarely, et Vasarely offre son alphabet au monde entier pour qu’il s’en empare et que lui-même disparaisse, anonymisé par le succès. Son universalisme n’est pas celui de la petite caste des marchands qui imposent dix artistes vendus aux mêmes prix en Chine et en Angleterre, c’est celui des paveurs de rues et des mosaïstes, des enfants qui recouvrent patiemment toute la feuille qu’on leur a donnée et des maçons qui s’amusent à varier la position des briques. Il semble que le succès de ce don alphabétique soit incertain. Qu’importe : Vasarely, qui a ajouté du blanc et du noir à ses couleurs et obtient ainsi des suites nuancées régulières, se lance dans l’algorithme pour arriver à combiner sans effort et avec méthode. Un point crucial est ici établi : l’art de Vasarely est énonçable, transmissible, re-créable (ses tableaux sont d’abord des instructions écrites et codées). Son génie est d’avoir accouché le système, son talent est de l’exploiter mieux que personne. Szem, peinture ronde de 1970, alterne savamment des cercles d’un gris unique et d’un orange à dix nuances, du clair au brûlé. On croit voir se creuser un tunnel et l’œil glisse sans cesse du bord au centre, happé par ce vide inexistant. Simple, efficace, prenant.

Pyr-Fekete, Orion-Or et Grand Iboya, ou le plaisir d’explorer un système combinatoire prolifique.

L’artiste explose : son alphabet fonctionne à toutes les échelles, sur toutes les surfaces, avec tous les matériaux. Vasarely choisit en même temps la clientèle privée, la commande publique et la grande consommation, et s’attache moins, comme Buren, à produire des rayures bichromes en marbre précieux qu’à couvrir des façades de centres universitaires, à décorer des salles à manger d’entreprises, à se pencher sur les faïences pour salle de bain (Forme 1010 décor 5112) et à utiliser les aciers industriels à une échelle raisonnable (« La peinture n’est plus qu’un moyen pour moi. Le but à atteindre, c’est de chercher, de définir et d’intégrer le “phénomène plastique” dans la vie de tous les jours »). Tableaux, aux dimensions parfois monumentales comme dans sa fondation, totems et sculptures multiplient les modules (Pyr-Fekete, six étages alternant cubes blancs à disques noirs et noirs à disques blancs) et installent volontairement le vertige des infinies combinaisons mathématiques. Les collectionneurs s’enthousiasment, les petites bourses aussi car on peut carreler soi-même son mur, acheter un service en porcelaine chez Rosenthal, installer une sculpture en aluminium anodisé (surprenants Kroa) – ou déjeuner à la régie Renault et espérer être invité à déjeuner à la Deutsche Bundesbank à Francfort-sur-le-Main (décor prêté, aux teintes d’ors assourdis et aux motifs ronds comme des thalers).

Vasarely réhabilite la décoration, qui avait fini par devenir synonyme de blasphème petit-bourgeois et de déviationnisme réactionnaire – en tout cas chez les officiels de l’art engagé. Son art cinétique, qui oblige à participer, est un art social parce qu’il stimule comme une cure de vitamines. Héritier de l’art utilitaire du Bauhaus, avec ce que le mot recèle de sourdes tentations totalitaires, Vasarely arrive à l’art utile car coloré, joyeux, dynamique et propice au rêve de celui qui circule dans la rue.

Par Richard de Seze

 

1. Il faut absolument, à ce propos, lire le très intéressant article de Patrick Peccatte, « Roy Lichtenstein et les comics – un art suffisant » (https://dejavu.hypotheses.org/2614), qui fait le point sur les mérites réels de la démarche “appropriationniste” et le mépris des critiques d’art pour la culture populaire où Lichtenstein puise ses modèles.

Forme 1010 décor 5112, vers 1973. Porcelaine, 70 x 70 cm. Édition 31/100 Collection particulière.

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