Il faisait chaud dans ce bar-tabac. Des gueulards de comptoir se plaignaient férocement des quartiers au moment où entrait un quadragénaire à la vêture décontractée du meilleur faiseur, qui tendit la main pour demander le silence et déclara en souriant avec compassion :
– Comprenez, mes amis, que s’ils vous embêtent un peu, c’est un juste retour des choses après ces cent trente années où nous les avons exploités.
Mon cousin Barnabé, dans un coin, intervint :
– Cher et vénérable monsieur, vous oubliez qu’avant ces cent trente années leurs corsaires arraisonnaient nos bateaux, qu’ils pratiquaient sur nos côtes des razzias ou, si vous voulez, des enlèvements. Les jolies filles allaient orner les harems, le reste devenait esclave.
– Razzia, voilà un mot à ne pas employer. D’ailleurs, c’est parfaitement anecdotique. Une tous les cinquante ans et encore ! Comprenez que tout ce qui s’est passé avant 1789 et les Droits de l’Homme a été déformé, amplifié, inventé. Les sources sont rares et peu fiables. En fin de compte, c’est parfaitement négligeable.
– Cervantès, reprit Barnabé, a été esclave à Alger cinq ans.
– Vous voyez, il en est revenu. Quant aux harems et à l’esclavage, il faut comprendre, il faut être ouvert. Ce ne sont pas nos mœurs, ce sont les leurs. Il faudra que vous vous y fassiez. C’est le cours de l’Histoire.
Sur ce, il pivota avec élégance et s’en alla d’un air satisfait et le plus majestueux du monde. Barnabé lui siffla dans le dos un air de L’Italienne à Alger de Rossini. Mais le bel homme ne comprit pas car il n’allait à l’Opéra que pour effectuer son devoir culturel.
Illustration : Esclave français