Le scandale des récents dessins de presse relatifs aux réfugiés et au petit Aylan : une liberté d’expression sans limites mais à sens unique.
Les caricatures de la fin de l’année dernière et du début de celle-ci, parues dans Charlie Hebdo et divers journaux, à propos de la mort tragique du petit Aylan retrouvé gisant sur une plage turque, ont suscité beaucoup d’émoi et de protestations indignées sur les réseaux sociaux
Des dessins scandaleux
Plusieurs dessins parus en septembre dernier dans Charlie Hebdo sont en cause. L’un d’eux, de Coco (alias Corinne Rey) en page de couverture, n’est pas ciblé sur Aylan. Il représente un type d’Européen d’une cinquantaine d’années, imbibé d’alcool (il a le nez rouge et semble brailler comme un poivrot), avachi dans son fauteuil, bouteille de bière à la main, et déclarant, à l’intention d’un réfugié qui, coudes et genoux à terre, lui tient lui de tabouret : « Vous êtes ici chez vous » ; au-dessus de lui, on peut lire : « Bienvenue aux migrants ». Sans doute, s’agit-il d’un Allemand du temps où Mme Merkel laissait entrer les réfugiés proche-orientaux, mais il tient également du beauf franchouillard.
Trois autres dessins incriminés sont signés de Riss (alias Laurent Sourisseau), rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Le premier est ordonné autour de trois inscriptions. La première proclame : « La preuve que l’Europe est chrétienne » ; la seconde affirme : « Les chrétiens marchent sur l’eau » et est reliée par une flèche à la représentation graphique d’un chrétien des premiers temps de l’Eglise, arpentant la surface de la mer ; la troisième déclare : « Les enfants musulmans coulent », et est rapportée, par une autre flèche, à l’image d’un enfant en train de disparaître et dont seules les jambes émergent encore. Le second dessin montre le cadavre du petit Aylan allongé sur la plage, près d’un panneau publicitaire de Mac Donald annonçant : « Promo : Deux menus enfants pour le prix d’un » ; en guise de commentaire, Riss a écrit : « Si près du but ». Le troisième dessin montre une femme affolée poursuivie par un homme à tête de cochon, dont les gros yeux exorbités et la langue sortant de la bouche expriment la concupiscence ; Riss a ajouté au-dessus du dessin : « que serait devenu le petit Aylan s’il avait grandi ? » ; et il donne la réponse au-dessous : « Tripoteur de fesses en Allemagne ».
Enfin, un dernier dessin signé Chaunu (il s’agit d’Emmanuel Chaunu, fils de l’historien Pierre Chaunu), paru le 6 septembre dans le journal lorrain L’Union, repris par Ouest-France et diffusé sur Facebook, représente le cadavre d’Aylan sur la plage, affublé d’un cartable dans le dos, avec ce commentaire : « C’est la rentrée ».
Les critiques les plus acerbes ont plu sur les journaux incriminés, et Chaunu a même reçu des menaces de mort. En Grande-Bretagne, la Society of black lawyers(SBL) envisage de porter plainte contre Charlie Hebdo devant la Cour internationale de Justice (CIJ) pour « incitation à l’intolérance et à la persécution ». Son président, Peter Herbert, a, sur son compte Twitter, qualifié l’hebdomadaire de publication « raciste et xénophobe… témoignant de la dépravation des mœurs de la société française ». Ce jugement n’est pas faux, à moins dire, mais son fort parfum « réactionnaire » étonne, en des temps où la critique du racisme et de l’intolérance se conjugue en permanence avec cette « dépravation des mœurs » dénoncée par l’avocat britannique.
Critiques et menaces viennent surtout de l’étranger, ou encore de la communauté musulmane française. En revanche, la grande majorité de nos compatriotes n’a pas semblé choquée par les caricatures visées ; de plus, nos dirigeants politiques n’ont émis aucune désapprobation, et nos grandes consciences intellectuelles et médiatiques ne se sont guère manifestées : il est vrai que, depuis un an, nous sommes tous Charlie.
Une défense idéologiquement orientée, une tentative de justification aberrante
Mieux, il s’est trouvé des voix et des plumes pour prendre la défense des dessinateurs visés, ceux de Charlie Hebdo tout spécialement.
Ainsi, Daniel Schneidermann, de Libération, adresse à Riss, sur Arrêtsurimage.net, une mise en garde où la compréhension se fait connivence. Son texte est riche d’informations relatives à la conception de la liberté d’expression et de la morale au sein du monde journalistique.
Selon Schneidermann, le dessin de presse de Riss, représentant Aylan adulte en agresseur sexuel, ne présente rien de choquant dans la mesure où il s’inscrit dans le droit fil de la tradition cruellement iconoclaste de Charlie Hebdo : « Ce dessin ne m’a pas particulièrement ému. Ni fait rire. Il m’a seulement rappelé l’esprit Hara-Kiri, l’esprit de la période Choron-Cavanna-Reiser : on tape sur tout ce qui bouge indifféremment : les flics ET les manifestants, les militaires ET les antimilitaristes, les cons, les fonctionnaires, les fachos, les profs, alors pourquoi pas aussi les migrants, sans trop faire l’effort de se demander si on parle des migrants eux-mêmes ou des migrants tels que les fachos les désignent, tout est bon dans le crayon, tout ce qui vient sous le crayon ». Autrement dit, liberté d’expression totale, quitte à blesser certaines sensibilités, et sans concession partisane, sociale ou catégorielle.
Seulement voilà, la jeune génération, elle, ignore tout de la période Hara Kiri des Cavanna, Choron et autres Reiser ; en revanche, elle est très marquée par l’empreinte laissée sur Charlie Hebdo par les Philippe Val et Caroline Fourest, islamophobes avérés ; si bien qu’elle est tentée de considérer ce journal comme antimusulman et raciste. Et le dessin de Riss ne peut que les conforter dans cette opinion, d’autant plus que, tel qu’il est, il trouverait tout naturellement sa place dans des périodiques racistes et islamophobes de droite. Ecoutons Schneidermann : « Vu de ce point de vue là, rien ne distingue ton dessin, Riss, d’un dessin qui pourrait être publié dans Minute ou Valeurs actuelles » (Horresco referens).
Certes, Charlie Hebdo se situe aux antipodes politiques et culturels de ces journaux maudits qui n’ont de place que dans les égouts de notre radieuse cité républicaine. Mais, de prime abord, tout semble indiquer le contraire. « Pour bien le distinguer d’un dessin de Minute ou de Valeurs actuelles [une distinction à effet de sauf-conduit ou de vaccin], il faudrait avoir une vue d’ensemble de la page ou du numéro entier en lequel il a été publié ». Une telle vue d’ensemble montre [ouf !] combien Charlie est éloigné de ces publications « nauséabondes » (ainsi aime-t-on dire aujourd’hui).
En effet, que ne découvre-t-on pas alors, qui lave notre hebdomadaire de tout ciblage sur l’islam : « Au-dessus du crobar fatal, un autre croque Valls et Taubira [gens de gauche]. Au-dessous, un autre se moque des dessinateurs eux-mêmes [Ah, ben alors ! S’ils se paient leur propre tête !]. Tout aussi férocement, au fil du numéro, sont croqués Bowie, la trilogie curés-imams-rabbins, Dieu, Hollande, les flics, Johnny, Depardieu, le Dakar, Sarkozy, Juppé, Trump, un curé pédophile, etc… ». Une diversité-alibi dans l’iconoclasme qui atteste que Charlie n’est pas raciste ou particulièrement islamophobe, ne défend aucune cause, et brocarde toutes les religions, tous les partis, voire tout ce qui est susceptible de susciter les engouements collectifs et médiatiques (Johnny, le Dakar). Et Schneidermann d’ajouter que « le lieu d’énonciation du message est important pour qui veut se faire son propre jugement sur le dessin ». Ainsi, pour ce journaliste, le sens profond et la signification réelle d’un dessin de presse dépendent entièrement du journal en lequel il paraît.
Des interprétations différentes et des libertés inégales suivant les obédiences politiques
Et le plus triste, est qu’il a objectivement raison : en effet que n’aurait-on pas dit si les dessins de Riss étaient parus dans Rivarol sous le crayon et la signature de Chard ? L’indignation aurait atteint un degré paroxystique, les cris de protestations auraient été délirants, les insultes et les appels au meurtre auraient fusé de toutes parts, le périodique et le dessinateur auraient croulé sous les lettres de menaces de mort, et auraient été assignés en justice non par des avocats britanniques, mais par des associations bien françaises (Ligue de Droits de l’Homme, LICRA, MRAP, SOS Racisme, etc..), cependant que nos ministres eussent exprimé leur plus vive réprobation et que certains parlementaires eussent demandé l’interdiction du journal.
Voilà où en est la liberté d’expression en France. Elle dépend entièrement du milieu en lequel évolue celui qui s’exprime (par la voix, la plume ou le crayon). Un même propos, un même dessin peut valoir compréhension ou indulgence, ou, au contraire, opprobre publique et persécution, suivant le périodique qui lui sert de support. Schneidermann enfonce le clou en ajoutant : « Le problème, c’est que ce dessin, soigneusement propagé par ceux-là mêmes qui veulent le dénoncer, va atteindre des publics qui n’auront jamais accès au numéro entier de Charlie Hebdo »… et qui le prendront donc pour ce qu’il est : un dessin cruel, profondément blessant et offensant pour la mémoire du petit Aylan, sa famille (dont la douleur se trouve ainsi ravivée), et le monde arabo-musulman, un dessin que l’on peut qualifier à fort bon droit de raciste et islamophobe, et qui témoigne de l’amoralité foncière de son auteur. Schneidermann et les défenseurs des dessinateurs en cause invoquent à l’appui de leur défense le caractère systématiquement ravageur du journal qui, depuis toujours, attaque férocement tout et tout le monde, sans parti pris.
Or, ce salissement général des hommes (et des femmes) et ce décapage brutal de toutes les valeurs religieuses et morales montrent simplement que nous sommes en présence de gens qui ne respectent rien ni personne et se vautrent dans l’ordure, voire leurs propres excréments.
Riss affirme que ses dessins ont été mal interprétés, c’est-à-dire jugés comme des manifestations de racisme et d’islamophobie. Là n’est pas la question : le scandale de ces dessins tient à ce qu’ils insultent un petit garçon mort récemment dans des circonstances atroces, et sa famille ; et, de surcroît, ils injurient de manière ordurière une religion et une culture. Et cela est sans excuse, nonobstant l’absence de parti pris (jusqu’à quel point d’ailleurs ?) de l’auteur ou du journal. Le plaidoyer de Schneidermann n’a aucune valeur. Il en a d’autant moins qu’il sous-entend clairement que certains ont le droit de tenir des propos ou de produire des dessins qui seraient interdits à d’autres. Droit au scandale, à l’iconoclasme, au blasphème, mais pas pour tout le monde.
Des plaidoyers aberrants
La tentative de justification des dessins incriminés prend d’ailleurs des tournures aberrantes. En témoignent les explications de Chaunu. De la manière la plus inattendue du monde, ce dessinateur qui a représenté le cadavre d’Aylan affublé d’un cartable dans le dos, avec la mention « C’est la rentrée », affirme avoir voulu rendre hommage à l’enfant. Pas moins. Se déclarant « sidéré » par les reproches qui lui furent adressées de s’être « moqué d’un enfant mort », il se justifie par ces propos véritablement surréalistes : « J’ai découvert l’image d’Aylan à la télé en pleine rentrée scolaire, au milieu des reportages sur les angoisses des élèves et les peurs des parents. Il y avait un tel décalage entre ces émotions, à la fois normales et surdimensionnées par les médias, et le sort de cet enfant de l’exode. Alors, j’ai voulu rendre hommage à Aylan, ce petit enfant qui n’ira jamais à l’école, et qui cache la multitude de tous les enfants morts ». Honnêtement, qui peut croire une explication aussi extravagante et l’accepter comme une justification ? Seule la mauvaise foi suscitée par le conformisme partisan peut inciter à l’agréer. Dans une société qui a fait du dénigrement de toutes les valeurs le socle de son « éthique » (négative) et du conformisme intellectuel et moral, un dessinateur qui se moque d’un enfant mort tragiquement ne saurait être foncièrement mauvais, et le malaise provoqué par son dessin ne peut être imputable qu’aux préjugés, à la courte vue et à la bêtise du public. C’est ce que pense Chaunu, qui déclare : « Avec les attentats du 7 janvier [2015], toute une population a découvert le dessin de presse. Mais elle n’a pas été éduquée pour le décrypter. Il n’y a pas de caricature sans culture. Il faut de l’éducation pour analyser une image. C’est un grand chantier, qui sera très long ».
Autrement dit, ceux qui se sont indignés du dessin de Chaunu sont des incultes, des sauvages (des « sauvageons », aurait dit Chevènement) qu’il importe d’éduquer et d’instruire… afin de leur apprendre à ne pas tout mélanger, de leur faire comprendre que le sens d’un dessin de presse se rapporte à son auteur et surtout à l’orientation idéologique et morale du périodique qui le publie, qu’un même dessin revêt des significations très différentes suivant qu’il paraît dans Charlie Hebdo ou Minute, suivant qu’il est signé Riss ou Miège. C’est ce que nous assène Daniel Schneidermann dans sa lettre numérique à Riss, dont nous avons examiné le contenu plus haut. Décidément, c’est bien un manque d’éducation qui explique ce regrettable malentendu à l’égard de ces dessins sur le petit Aylan, jugés scandaleux. Il y a urgence à y remédier. Il convient d’éduquer nos collégiens et lycéens à l’interprétation du dessin de presse, suivant le conformisme actuel tendant à torpiller systématiquement toutes les valeurs spirituelles et morales et à attenter à la dignité de toutes les personnes et de toutes les communautés.
Et, là encore, ce qui est désolant, c’est de penser que de nombreux professeurs de lycées et collèges vont s’appliquer à éduquer leurs élèves au dessin de presse et à la caricature en ce sens, celui d’un droit à une liberté d’expression sans limite… tant qu’elle se manifeste dans le bon sens et dans les périodiques reconnus.