Nous sommes à Jérusalem, en 33 après Jésus Christ et un groupe de partisans Juifs discutent de la meilleure façon de s’opposer aux Romains. L’un d’entre eux – Stan – annonce soudain qu’il veut devenir une femme et souhaite qu’on l’appelle dorénavant Loretta. Reg, le chef de la bande, en reste pantois et l’interroge sur les raisons de cette étrange lubie. Stan-Loretta répond qu’il veut enfanter, à la grande stupéfaction de Reg. Le dialogue est désopilant et je ne puis mieux faire que d’en reproduire une partie :
Reg : Mais…tu ne peux pas avoir de bébés !
Loretta : Cesse de m’oppresser !
Reg : Je ne t’oppresse pas Stan ! Tu n’as pas d’utérus ! Où le fœtus va-t-il se loger ?! Tu vas le faire grandir dans une boîte ?!
Loretta : (pleure)
Judith : Attend ! j’ai une idée. Supposons que nous convenions qu’il ne peut pas avoir de bébés, dès lors qu’il n’a pas d’utérus, ce qui n’est la faute de personne – même pas celle des Romains – mais qu’il ait le droit d’avoir des bébés ? (…)
Reg : À quoi cela sert-il de se battre pour son droit d’avoir des bébés s’il ne peut pas en avoir ?!
Francis : Ça symbolise notre combat contre l’oppression.
Reg : (à part) Ça symbolise plutôt son combat contre la réalité.
Ce film, qui à sa sortie fit scandale, en raison de son caractère gentiment blasphématoire, résonne quarante ans plus tard comme une étonnante prophétie : la réalité a rejoint ce qui était alors le comique-fiction le plus déjanté. Bien entendu, les hommes ne peuvent pas encore engendrer, mais au fond, en sommes-nous si éloignés ? Ces jours-ci, même l’improbable paraît possible.
Si le lecteur le veut bien, quittons un instant le registre de la comédie et faisons un état des lieux en nous reportant en arrière de quelques décennies. Un homme, naissant, disons en 1940, s’apprêtait à vivre dans un monde finalement assez semblable, sur le plan des mœurs et des structures sociales ou familiales, à celui des cinq ou six générations qui l’avaient précédé. Le divorce demeurait une exception, l’homosexualité, quoique condamnée pénalement, était acceptée comme un fait privé, l’avortement était interdit, on se trouvait assigné à résidence dans son sexe de naissance, l’idée qu’un enfant puisse avoir deux mères – et aucun père – eut parue des plus saugrenues, pour ne rien dire de la perspective de voir un utérus se louer afin de permettre à deux hommes qui en sont dépourvus de singer ce qui était alors la famille traditionnelle. J’en connais qui frémissent en songeant que si près de nous, presqu’à portée de main, ait prospéré une société si terne, effroyablement blanche, patriarcale et cis-genre, pour employer le baragouin des philo-sociologues de la déconstruction.
Fort heureusement, les mêmes se rassurent en pensant que, grâce à de sublimes penseurs épris de liberté et à des politiques touchés par la grâce (électoraliste) nous voici à présent sorti de ces honteuses ténèbres : le divorce est devenu d’une morne banalité, les personnes de même sexe peuvent se marier, l’avortement, pour certaines femmes, s’apparente à une alternative à la contraception, il est possible de changer de sexe en fonction de l’humeur du moment (et pourquoi pas plusieurs fois dans une vie) et la procréation médicalement assistée pour toutes (PMA) ainsi que la grossesse par procuration (GPA), ne résisteront pas longtemps encore à l’énergie libératrice des forces du progrès. Mais ce n’est pas tout.
Un pithécanthrope du progressisme
Revenons un instant à ce quidam de 1940, ce pithécanthrope du progressisme que j’ai choisi comme point de référence d’un univers englouti. Cet homme évoluait dans une société relativement homogène, culturellement et historiquement, sinon ethniquement. Il appartenait à ce que Gustave Le Bon appelait une « race historique », ce qui n’a rien à voir avec la biologie ou la couleur de peau. La race historique disait Le Bon, désigne des peuples de même origine ou d’origines diverses, sans être trop éloignées, qui ont été soumis pendant plusieurs siècles aux mêmes croyances, aux mêmes institutions et aux mêmes lois ; cette « race » possède alors en morale, voire en religion, en politique et sur une foule de sujets, un ensemble d’idées, de sentiments communs tellement fixés dans les âmes que tout le monde les accepte sans discuter.
Notre bonhomme connaissait un monde de frontières et de solidarités protectrices. Sa famille, sa ville ou son village (les « petites patries » comme on disait alors), son pays, qu’on lui avait appris à aimer et dont l’école célébrait les gloires, constituaient un environnement, certes imparfait, mais rassurant pour le plus grand nombre. Il s’agissait en quelque sorte de cercles concentriques qui, ensembles, constituaient une identité (son identité) qu’il pouvait, si nécessaire, défendre les armes à la main ; c’était un enraciné.
Pour cet homme qu’on croirait distant de plusieurs siècles, même si l’on rencontre encore quelques spécimens au détour d’une rue, la parole était libre, les mots avaient un sens et l’égalité (qui exclut les privilèges liés à la naissance et exige que deux situations identiques soient semblablement traitées) ne se confondait pas avec l’égalitarisme (qui consiste à abaisser l’élite au niveau de la masse).
Notre homme parlait encore une langue charnellement et indissolublement liée à sa patrie. Une langue riche et vivante dans laquelle chaque chose était désignée par son nom, sans crainte d’offenser l’objet par l’emploi du mot qui le désigne. Dans les relations sociales, professionnelles, mondaines ou hiérarchiques, son « parler » n’était contraint que par les règles de la politesse et de la bienséance, qui rendent la vie en société supportable. Il ne s’interdisait que rarement l’usage de certains mots, par crainte de la réprobation aussi exprimait-il sa pensée plutôt que celle qu’on attendait de lui. Bien sûr, il n’était pas libre de faire tout ce que bon lui semblait – nul le peut jamais d’ailleurs – mais il jouissait de la liberté de l’esprit, celle qu’on ne peut vous enlever même au pied d’un échafaud.
Changer les cerveaux, une opération ordinaire et indolore.
Naturellement, les mêmes que révulse l’idée d’une société, libre mais ordonnée, gravitant autour des valeurs familiales, de l’humilité devant les lois de la Nature, du respect de la vie et de l’acceptation de certaines contraintes indispensables à la vie en commun, au risque du chaos, regardent aussi avec horreur cette époque, que pourtant nous pouvons presque toucher du doigt ; ils la jugent obscurantiste, liberticide, raciste, fermée, bref, tout entière résumée par le culte de la terre et des morts, cher à Maurice Barrès qu’on ne manquera de qualifier de penseur « nauséabond ». Ceux-là ne sont pas « d’ici » mais de partout à la fois ; ce sont des déracinés. Et comme pour les mœurs, à la faveur d’un temps où chacun n’aime plus que soi-même, ils ont, d’abord patiemment puis, de moins en moins patiemment, détruit cet autre morceau de notre colonne vertébrale.
Ainsi sommes-nous passés, d’abord progressivement puis, de plus en plus rapidement, à une société dans laquelle le multiculturalisme est une « religion politique » (Mathieu Bock-Côté), servie par une Sainte Inquisition, la presse dominante, qui cloue au pilori médiatique ceux qui dévient de la morale du temps : ainsi réécrit-on l’histoire à chaque instant ; ainsi nous enjoint-t-on d’aimer l’Autre, d’autant plus qu’il est différent ou lointain, voire, nous déteste ; ainsi l’égalité ne se résume-t-elle plus à l’égalité « devant la loi » mais devient-elle « l’égalité par la loi » (Paul-François Paoli) ; ainsi, enfin, le champ lexical se réduit-il sans cesse de manière « orwellienne » afin de pousser tous et chacun à penser « pareil ». Si un homme mort en 1965 revenait aujourd’hui miraculeusement à la vie, sans doute éprouverait-il le sentiment de Dyrconas visitant les Etats et Empires de la lune !
Ce bouleversement radical, survenu en à peine une génération, nous le devons aux progressistes qui ont à la fois traduit dans le champ politique les aspirations d’un certain nombre de minorités (culturelles ou sexuelles), aspirations jugées, par principe, légitimes au nom d’un principe d’égalité mal compris, et détruit les appartenances collectives sous prétexte de lutte contre un nationalisme, nécessairement belliqueux. Voici donc que, par le canal étroit de la démocratie représentative, en cinquante ans à peine, c’est toute la société – et sous tous ses aspects – qu’on a mis sens dessus dessous.
Gentils progressistes et méchants conservateurs
La question se pose toutefois de savoir si le progressisme politique s’identifie au progrès, c’est-à-dire à une avancée positive pour la collectivité ou s’il n’est qu’une idéologie qui profite d’une proximité sémantique pour imposer une vision binaire du monde dans lequel on trouverait d’un côté les gentils progressistes et de l’autre, les méchants conservateurs.
Si l’on prend la peine d’y réfléchir un instant, la réponse est beaucoup plus complexe que ceux qui s’attribuent le titre de « forces du progrès » veulent le faire croire. Car en réalité, il est aussi absurde de soutenir que tout changement est bénéfique que d’affirmer qu’il est un mal en soi. Ce qui importe, si l’on entend « faire société », c’est de réfléchir à ce qui sert le bien-être et la permanence de la collectivité humaine à laquelle on appartient ou aux destinées de laquelle on préside. Or, comme l’écrit justement Chantal Delsol, ce but ne peut être atteint qu’en se tenant à égale distance de l’enracinement et de l’émancipation. Une société ne peut subsister si on en détruit simultanément (ou à un rythme très rapide) tous les fondements, en ne proposant comme alternative qu’une liberté presque sans limites couplée à une réduction des allégeances ramenées au rang de questions administratives.
Le progressisme, comme idéologie politique, repose sur un relativisme absolu qui consiste à affirmer que toutes les civilisations, toutes les cultures, toutes les œuvres, toutes les préférences se valent Cependant, si cela peut s’avérer vrai du pont de vue d’un individu isolé ça ne l’est jamais de celui d’une société imprégnée au fil des siècles de valeurs communes.
Entendons-nous bien : je ne soutiens pas que tout changement est condamnable et qu’il faudrait à un moment donné, figer une civilisation dans le temps. On trouvera, je suppose – et j’espère – peu de gens, sous nos climats, pour soutenir, par exemple, que l’émancipation des femmes ou la dépénalisation de l’homosexualité soient des avancées regrettables. Certaines réformes sont un progrès, d’autres, une régression ou, pour mieux dire, une déconstruction délibérée du lien social. Je ne doute pas un instant que les homosexuels qui souhaitaient se marier aient accueilli avec joie le mariage pour tous, tout comme les lesbiennes se féliciteront de l’adoption de la PMA pour toutes ou les transsexuels de la reconnaissance de leur statut. La véritable question est néanmoins de savoir si la satisfaction ad infinitum de revendications particulières et minoritaires ne produit pas en moyenne plus de malheur qu’elle n’engendre de bonheur en anéantissant les solidarités collectives, ce qui conduit chaque individu à ne considérer, en toutes circonstances, que son intérêt personnel. Dans cette mesure, l’idéologie progressiste divise. Elle rend chacun d’entre nous seul parmi la foule.
Une longue marche vers le Bien
Le progressisme ne se soucie pas de ces nuances. Pour lui, seul ce qui participe à l’émancipation de l’humanité va dans le sens de l’histoire, un sens d’ailleurs largement fantasmé, irréfragablement considéré comme une longue marche vers le Bien. Pour le progressiste, l’enracinement (l’autre borne de l’équilibre humain) n’est rien d’autre qu’un frein à l’émancipation absolue. Il est, par nature, réactionnaire et, dès lors, incarne le Mal.
Pour s’imposer, le progressisme développe une pensée et des mesures de contrôle – légal et social – qu’on ne peut qualifier que de totalitaire. Il ne s’agit pas d’un totalitarisme casqué et botté, mais plutôt de ce totalitarisme doux que Tocqueville entrevoyait. Pour garantir les libertés qu’ils octroient, dans un but intéressé, les gouvernements progressistes sont en effet contraints d’en réduire d’autres, et en premier lieu la liberté d’expression. Celui qui s’avise de critiquer les évolutions décrétées par le camp du Bien risque de se voir aussitôt traité, au mieux de baderne réactionnaire, au pire de fasciste, anathème à la mode permettant – par référence à un concept historique daté – de mettre un terme à toute discussion. Ainsi disparaît insidieusement le droit au désaccord qui est pourtant l’essence même de la démocratie. Le réactionnaire ou le conservateur – ou plutôt ceux qu’on dénomme ainsi pour les disqualifier – sera chargé par la presse (il sera « controversé », il « dérapera »), moqué et tourné en ridicule par les radios publiques, parfois même renvoyé devant les tribunaux, tant la tendance est à la judiciarisation de toute pensée déviante.
Il faut se laisser abuser par la musique des mots pour assimiler le progressisme au progrès. Le premier s’inspire du second pour sa connotation positive alors qu’il est lui-même, comme toute idéologie fermée, réfractaire à la contradiction. Ainsi que l’écrit C.S. Lewis : Nous voulons tous le progrès, mais si vous êtes sur la mauvaise voie, le progrès signifie faire demi-tour et revenir sur la bonne voie ; dans ce cas, l’homme qui fait retour arrière le plus tôt est le plus progressiste.
Le progressiste s’interdit cette remise en cause, il est étranger à cette humilité ; son ouverture est à sens unique. Le progressiste ne dialogue pas : il moque et il enjoint. Sa posture morale est celle de la dérision et de l’autorité – curieux attelage.
Si je ne doute pas un instant de la sincérité des bénéficiaires des mesures progressistes, j’ai plus de réserves sur celle des idéologues du progressisme politique. Je l’ai écrit ailleurs, sans pouvoir hélas le développer ici, ces derniers me semblent à dessein fragmenter la société afin de permettre l’avènement d’un monde sans frontières, sans solidarités collectives, sans appartenances, sans identité, condition essentielle d’une mondialisation néo-libérale reposant tout entière sur un capitalisme de connivence. Les minorités et les droits de l’homme, détournés de leur finalité première, sont leur cheval de Troie. Ils sont en quelque sorte les « Docteur Folamour » de notre temps, inconscients ou indifférents à la misère morale qu’ils engendrent.
En fait le monde dans lequel nous vivons m’évoque une scène du film ‘ »Erik le Viking ». Frappé par une malédiction, l’île paradisiaque de Hi Brazil s’enfonce doucement dans les flots. Le roi et ses sujets nient la réalité de ce qui arrive. Sur leur drakkar, les vikings et la fille du roi supplient ce dernier de monter à bord ; mais il refuse, car il affirme que l’île ne coule pas, même à l’instant où il disparaît sous les flots. Belle allégorie n’est-ce pas ?
Par Eric Cusas
Commandant Kong : « Yahhhooo !! » (Dr Folamour).