L’histoire ne se répète pas… Evoquer le parricide en histoire et en littérature , c’est se rappeler d’abord les Atrides, César et Brutus, Néron et Agrippine. On se ressouviendra aussi de Cléopâtre, non pas la fameuse et dernière reine d’Egypte, mais une reine de la Syrie hellénistique, qui a vécu au IIe siècle av. J.-C. Même s’il est vrai qu’il s’agit plus précisément d’un matricide que d’un parricide stricto sensu.
Appian Alexandrin, appelé aussi Appien d’Alexandrie, raconte son histoire dans son livre consacré aux Guerres de Syrie : « Démétrius, surnommé Nicator, roi de Syrie, entreprit la guerre contre les Parthes. Retourné en son royaume, il fut tué par sa femme Cléopâtre qui lui dressa des embûches en haine de sa seconde femme Rodogune, sœur de Phraates, roi des Parthes. Cléopâtre avait eu deux fils de Démétrius, Séleucus et Antiochus. Elle tua le premier d’un coup de flèche sitôt qu’il eut pris le diadème après la mort de son père. Antiochus lui succéda, qui contraignit cette mère dénaturée de boire le poison qu’elle lui avait préparé. »
Corneille s’est inspiré de ce récit pour composer, peu après Polyeucte, en 1644, une tragédie, Rodogune-Princesse des Parthes, qui remporta un succès triomphal. C’était celui de ses « poèmes qu’il estimait le plus », et il lui vouait une véritable « tendresse ». Robert Brasillach écrira qu’ « avec Rodogune et avec Héraclius, Pierre Corneille rivalise avec Sénèque et avec Euripide, mais plus encore avec Homère et avec Hésiode ». C’est sans doute plutôt le plus shakespearien de ses drames –sans le burlesque bien entendu.
S’éloignant de l’histoire réelle, Corneille n’a pas mis en scène de parricide effectif dans Rodogune. Après avoir déclaré à Antiochus et à Séleucus, tous deux amoureux d’elle, qu’elle épousera celui qui tuera Cléopâtre, meurtrière de Démétrius, la « vertueuse » Rodogune finit par avouer à Antiochus qu’elle les haïrait s’ils lui avaient obéi, qu’elle aime trop la vertu pour être le prix d’un crime, et que la justice qu’elle demande de la mort de leur père serait un parricide, si elle la recevait de leurs mains.
Quant au meurtre de Cléopâtre par Antiochus, il ne peut intervenir puisque, selon Corneille, Cléopâtre, sur le point d’être démasquée, meurt en buvant, la première, la coupe empoisonnée qu’elle avait tendue à son fils pour l’assassiner.
Mais, dans cette pièce, l’intrigue vaut moins que certains propos de Cléopâtre, qui montrent en quoi consiste et où peut conduire la passion éperdue du pouvoir. Elle s’adresse à son trône comme à un amant :
« Délices de mon cœur, il faut que je te quitte. »
Cette ambition effrénée la taraude tout au long de la pièce :
« C’est périr en effet que perdre un diadème…
Mais enfin on perd tout quand on perd un empire…
Dût le ciel égaler le supplice à l’offense
Trône, à t’abandonner je ne puis consentir. »
Même si elle n’exerce pas directement le pouvoir, ou si elle paraît souhaiter le céder, Cléopâtre entend le conserver tout entier pour elle :
« Ne saurais-tu juger, dit-elle à sa confidente, Laonice, que, si je nomme un roi,
C’est pour le commander et combattre pour moi ?
Et je ferai régner qui me voudra servir. »
« J’étais lasse d’un trône, déclare-t-elle à ses enfants, où d’éternels malheurs
Me comblaient chaque jour de nouvelles douleurs,
Mais que chacun d’entre vous pense à ce qu’il me doit. »…
« Mais, si vous me devez le sceptre et le jour,
Ce doit être envers moi le sceau de votre amour. »
Trop attachée à son trône, Cléopâtre se résout alors à assassiner ses enfants, ainsi qu’elle le proclame dans ces monologues des deux derniers actes :
« Souvent qui tarde trop se laisse prévenir.
Allons chercher le temps d’immoler mes victimes,
Et de me rendre heureuse à force de grands crimes. »…
« Poison, me sauras-tu rendre mon diadème ?
Et toi que me veux-tu,
Retour ridicule d’une sotte vertu,
Tendresse dangereuse autant comme importune ?
Qui se venge à demi court lui-même à sa peine :
Il faut ou condamner ou couronner sa haine.
Dût le peuple en fureur pour ses maîtres nouveaux
De mon sang odieux arroser leurs tombeaux.
Par un coup de tonnerre, il vaut mieux en sortir…
Tombe sur moi le ciel pourvu que je me venge !
Il est doux de périr après ses ennemis :
Et, de quelque rigueur que le destin me traite,
Je perds moins à mourir que vivre leur sujette. »
Et Cléopâtre agonisante de s’exclamer devant Antiochus et Rodogune miraculés :
« Je maudirais les dieux s’ils me rendaient le jour.
Qu’on m’emporte d’ici : je me meurs. Laonice,
Sauve-moi de l’affront de tomber à leurs pieds ».
L’histoire ne se répète pas, qui ne passe ni ne verse deux fois les mêmes plats ou les mêmes poisons. Toute ressemblance ou toute comparaison avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé serait inappropriée et fort désobligeante.