Il est des questions en philosophie qui sont de véritables problèmes, que la loi humaine ne peut prétendre régler une fois pour toute, parce qu’à défaut d’être appréhendées par le domaine de la raison, échappent-elles à toute emprise/entreprise normative. Prisonnière de son matérialisme sensualiste, la postmodernité a répudié, non pas seulement Dieu, mais le cosmos – dont les Grecs pressentaient d’instinct sa nature sui generis.
Notre maître Jean-François Mattéi enseignait que « ce qu’ont découvert les penseurs présocratiques, c’est que l’exigence de vérité exige elle-même, pour être satisfaite, une permanence ontologique de l’être » (La Pensée antique, 2015). Toute ontologie conséquente est une tautologie. L’être est l’être, seul chemin d’accès viable à la connaissance – ou à la vérité. L’être et le néant (non-être) sont inconciliables. Les opposés ne se résolvent dans une synthèse dialectique appauvrissante, mais dans une tension continue qui en révèle la vitalité. De cet écartèlement constant, jaillit la vie ; en son sein, elle s’y niche et y croît. Aucune synthèse de type hégélienne ne peut avoir raison de la vie. Le néant conduit au nihilisme, car le rien n’engendre rien d’autre que du vide. Zéro sera toujours égal à zéro. La seule présence de l’être annihile le non-être et soutenir que le rien est l’anéantit, non dans son être-même, mais dans son néant constitutif originel. Cela revient à dire que l’on ne peut penser, en même temps, l’être et le non-être, sauf à sombrer dans la folie ou à verser dans le romanesque. Le simple fait de dire qu’il n’y a rien, implique nécessairement, de dire qu’il y a quelque chose qui s’appelle rien. Le rien n’est pas tangible et pourtant il est puisqu’il occupe sa place qui, par ailleurs, serait occupée par une chose palpable. Ainsi, le non-être, parce qu’il s’effondre sur lui-même tel un trou noir dès qu’il est proféré, s’anéantit à cause de ce qu’il prétend… être. L’être sort donc toujours victorieux de cette lutte avec son supposé contraire. Et ce combat recommencera, encore et encore jusqu’à son issue toujours prévisible, du fait de l’invincibilité de l’être incoercible – en ce sens, Polémos, père de toute chose, révèle l’être dans son éclat toujours plus aveuglant. Mais il convient de ne pas s’arrêter à ce constat qui, loin de se borner à un plaisant jeu de l’esprit, ne fait que renvoyer l’écho cosmique de notre condition humaine. La philosophie n’a pas pour finalité de se complaire dans les interrogations stériles, mais bien de chercher un sens à notre frêle existence.
L’étant est, nous dit Parménide
La vie étant affrontée au risque de la mort, c’est-à-dire du non-être absolu, l’enjeu philosophique consiste à résoudre cette insupportable aporie qui, à simple vue d’homme, rend la vie illusoire face à la mort qui vaincra toujours, en dépit des subtils artifices déployés par la raison pour tenter – en vain – d’y échapper – ne serait-ce qu’en tentant de la comprendre, donc de l’apprivoiser et d’exorciser la peur qu’on en éprouve. Dans une optique chrétienne, l’on soutiendra, avec cette force de l’évidence chevillée à l’âme – que l’on appelle la foi –, que cette aporie a pris fin avec la Passion puis – surtout – la Résurrection du Verbe incarné. Mais au-delà, précisément, de cet Au-delà encore inaccessible à notre regard recouvert du voile de la vie, si la foi nous donne l’Espérance de l’éternité, elle ne nous explique rien de cet infini – qui n’a ni commencement, ni terme – au milieu duquel nous sommes jetés – le « Dasein » existentiel heideggérien de « l’être-jeté » [Geworfenheit] –, du fait de notre naissance et d’où nous disparaîtront causa mortis. L’unique réponse parménidienne concevable, car seule humble et raisonnable, réside dans la présence à nous-mêmes, voire en nous-mêmes, de l’être, présence accessible par la voie de notre conscience – sans que celle-ci ne nous apporte, nonobstant, la moindre « preuve » quant à l’origine ou au fondement de cette présence ontologique : « même chose se donne à penser et à être » (Fragment 5) ; « même chose que le penser de [l’être] et ce par quoi s’accomplit ce penser » (Fragment 12), affirme Parménide qui métonymise, si l’on peut dire, la pensée par l’être en découlant – et inversement. Cette inexpugnable présence ne peut être balayée d’un revers de la main, fut-elle celle d’un législateur en majesté. Humain, trop humain, désespérément humain, ce geste impérieux n’est que le reflet de notre vanité démiurgique à défier constamment ce qui nous dépasse et nous écrase. Non qu’il faille se résigner, mais accepter ce qui s’offre à voir comme vrai et parfait. L’étant est, nous dit encore Parménide, « cette masse pareille à une sphère harmonieusement ronde » (Fragment 15). Ce qui, donc, est parfait, ne souffre aucune loi qui n’en émane de lui-même. Ainsi, « décider » de mourir, comme de l’heure de son trépas et des voies idoines d’y parvenir, est nier cette immarcescible masse sphérique qui nous contient et dont nous sommes indistinctement contigus, car « tout est rempli d’étant » (Fragment 10). Cette dénégation est de l’ordre de l’Opinion, cette « semblance » versatile et changeante à laquelle l’homme fait accueil, ce mirage de l’être que l’on dénomme l’apparaître – Lacan aurait certainement écrit « à part être »…