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De la valeur du langage

Les leçons de Damascius et des néo-platoniciens.

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De la valeur du langage

Une immarcescible sagesse populaire enseignait, jadis – et même encore naguère –, que la parole était d’argent et le silence d’or. Nous avions, dans ces colonnes, déjà formulé quelques remarques sur cette dernière dimension de la vie humaine en regrettant, en substance, que le monde ne fût pas plus mutique et méditatif – à proportion notable qu’il lui est devenu impossible, probablement, d’accéder à l’état contemplatif qui est celui de l’étonnement philosophique. Le bon sens populaire a, depuis longtemps, pris acte que la parole ne résumait pas, à elle seule, le logos, de sorte qu’elle se devait d’être parcimonieuse – donc précautionneuse et réfléchie – dans son expression, condition première de son audibilité. L’on ne compte plus les expressions et vocables dépréciatifs (« moulin à paroles », « pérorer », « n’avoir pas sa langue dans sa poche », babiller, caqueter, commérer, jacasser, verbosités, verbiages, logorrhée, bavardages, jaspiner, etc.) qui incitent rigoureusement à « tourner sept fois sa langue » avant de parler. C’est que le langage humain est sans commune mesure avec un quelconque jappement, glatissement, brame et autres hululements, hennissements, meuglements ou barrissements animaliers. Il ne sert donc pas uniquement à « communiquer » ou à manifester sa douleur ou son contentement. Il est à la fois bien davantage et bien moins. La parole humaine est sacrée. À en croire Platon, son maître Socrate considérait le premier dialogue comme tout empreint de silence, par le fait même qu’il s’énonce par devers soi, in petto ; toute parole est précédée d’une pensée que Socrate définit comme « une discussion que l’âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même. […] Langage prononcé, non pas bien sûr à l’intention d’autrui ni par la voix, mais en silence à soi-même » (Théétète). Et peut-on gager que si Platon semblait accorder une valeur éminente à la parole contre l’écriture, c’est à la condition expresse que celle-là fût soutenue par une pensée préalable. Mais alors, si le silence semble parfois plus « éloquent » lui-même que la seule énonciation vocalisée d’une pensée, est-ce à dire qu’il a autant, voire davantage, à nous raconter et à quel propos ?

« Je sais que je ne sais rien. »

Nous nous tournerons vers Damascius, dont l’historiographie est bien en peine de nous renseigner sur une vie d’études et de voyages qui le conduisirent de Damas à Alexandrie, en passant par Athènes (où il dirigea l’Académie, fondée par Platon en 387 avant J.-C.), jusqu’à la cour du roi des Perses à Ctésiphon (fuyant ainsi les persécutions de Justinien qui ferma l’école d’Athènes par son édit de 529) où il s’éteignit à presque 80 ans, vraisemblablement vers 533 de notre ère. Reprenant le fil des intuitions platoniciennes sur un « au-delà » intelligible de l’essence de l’Être, que Plotin (205-270) explorera pour en dégager la fameuse hypostase processionnelle (l’Un transcendant qui infuse l’intellect [le « Noûs »] lequel, imprégné de l’Un, confère son Âme au monde qui, à son tour, participe de l’unité d’icelui jusque dans ses détails matériels), Damascius, dans ses Problèmes et solutions touchant les premiers Principes, commentaire du Parménide de Platon, fera accéder l’Un, déité suprême n’étant pas (car situé au-delà de l’Être) à son plus haut degré d’absolu (et aussi d’abstraction). Contre Porphyre (234-310) qui ramenait l’Un à un étant (au sens d’Heidegger), Damascius, reprenant la piste défrichée par Proclus (412-485) de la présence de l’âme (« trace cachée » de l’Un dérivée de Lui) en nous-même, affirmera que l’Un est ineffable. Damascius, profondément pénétré de rhétorique et, donc, de sa limite, estimait que nulle langue humaine n’est suffisamment puissante pour désigner et décrire la nature inaltérable d’un principe qui dépasse la seule intelligence. Le Tout, cet univers, seul accessible à notre intelligence, est gouverné par un principe que nous ne pouvons évoquer sans nous tromper puisque nous l’enfermerions indûment dans ce Tout. Le célèbre « je sais que je ne sais rien » socratique témoigne de cette inconnaissabilité primordiale qui accède en même temps au statut d’une certitude : en définitive, la seule connaissance de l’Un est son inconnaissabilité. En tentant de dire l’indicible, nous nous arrêtons au seuil de son sanctuaire : dire l’ineffable c’est, à proprement parler, ne rien dire qui puisse en percer le mystère. L’ineffable n’est pas, à vue et hauteur pauvrement humaine. Dès lors, ne pouvant le dire (à peine le concevoir fugitivement, comme dans un songe insaisissable), ne pouvant l’exprimer, nous le taisons incoerciblement. Antelme-Édouard Chaignet, premier traducteur des Principes de Damascius en conclut que « c’est l’abîme, βυθός, où la pensée s’abîme. Il ne nous reste qu’à l’adorer dans son insondable profondeur ». C’est ainsi que la parole doit se rendre d’autant plus économe que son silence est inestimable.

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