Quelle religion, en effet, met l’Incarnation au cœur même de son message ? Quelle religion prétend-elle que le corps du Christ est sorti vivant du tombeau et proclame dans son credo qu’elle croit à la « résurrection de la chair » ? Quelle religion enfin fait de l’Eucharistie la présence réelle de humanité et divinité, corps, sang et âme du Christ ?
Il est toujours indispensable de revenir à cette affirmation, visiblement pas si évidente pour beaucoup : le christianisme est la religion du corps. Encore faut-il comprendre comment elle envisage ce corps. Nous ne parlerons pas ici de la perception sociologique et historique du corps par l’Église catholique, notre propos est de mettre l’accent sur les présupposés doctrinaux d’une théologie du corps qui, par ailleurs, est une véritable anthropologie.
Voici donc une première partie qui expose quelques notions anthropologiques de l’Ancien Testament. Une seconde partie portera sur le Nouveau Testament.
L’absence de corps
Nous sommes habitué à la distinction classique, grecque, corps/âme. Or cette distinction n’existe pas dans le judaïsme de l’Ancien Testament ; pour la pensée biblique, en effet, l’homme est d’abord et avant tout perçu comme une unité, un tout vivant. Une telle approche, radicalement différente de la perspective grecque, n’est pas sans rapport, bien au contraire, avec le caractère historique de la philosophie religieuse du judaïsme et de la place de l’histoire comme lieu de révélation.
Ainsi donc, et cela nous semble curieux, le corps comme soma n’est pas directement pensé. L’hébreu, en effet, ne possède pas un terme distinct et spécifique pour le corps. La notion qui s’en rapproche, est celle de basar. Ce terme désigne, dans un premier temps, chez l’animal comme chez l’homme, la “viande”, les muscles ; par extension, elle désigne ensuite le corps entier mais aussi le lien familial, voire l’ensemble de l’humanité. Le basar est donc la chair dans sa trivialité, la notion ne désigne pas une étendue de matière considérée en soi et indépendamment de la vie qui l’anime. En ce sens, basar signifie donc la fragilité de l’être-homme puisque, s’il est un animé, il peut aussi ne plus l’être. La notion de basar à une extension sémantique plus grande que la notion grecque de soma.
Le corps en morceaux
Si le corps, comme un tout, organisé, opposable à l’“âme”, n’opère pas dans la conception juive de l’homme, le corps, au sens où nous l’entendons communément, est cependant envisagé dans ses parties. En l’absence de distinction conceptuelle spécifique âme/corps, on attribue en effet aux organes corporels les sentiments et les pensées que nous considérons comme des activités avant tout psychiques ou intellectuelles, c’est-à-dire comme étant le propre de l’âme.
La liste des organes corporels signifiants, dans le corpus juif, est longue : bouche, face, front, chevelure, bras, doigt, main, langue, oreille, prépuce, pied, poitrine, cuisse, genou etc. Si le terme corps n’existe pas, il n’est qu’à voir les quelques éléments cités pour se convaincre que la réalité du corps est prise en compte. Le corps juif est donc un corps animé ou, si l’on veut, ce qui revient au même, une chair existentielle (le grec dira sarx). Chaque organe, dans une telle conception, renvoie, dans sa matérialité anatomique, à une intériorité, à des sentiments, à des passions, mais aussi à Dieu. Celui-ci, en effet, agit directement sur chacune des parties de manière proportionnée avec elle. Le corps dans sa capacité à signifier l’intériorité est le lieu de l’agir divin. La chair de l’homme est proportionnée à l’action de Dieu.
Ce qui peut apparaître comme une vue moniste de l’homme et la manière très concrète de l’exprimer font apparaître des différences notables avec les perspectives modernes qui parfois introduisent une opposition entre le “moi” de l’individu et les parties de son corps.
Examinons rapidement trois termes clefs. Commençons par le cœur (leb, en hébreu). Il désigne toute la personnalité consciente, intelligente et libre d’un être humain. Il est le siège et le principe de ce que nous appelons la vie psychique profonde.
Dans la Bible, le cœur, c’est tout le contenu de la cage thoracique, poumons compris. Le souffle y entre et en ressort, et avec lui la parole. Le souffle y entre, et l’homme qui écoute ou qui lit répète intérieurement les paroles qui s’inscrivent dans son cœur, autrement dit sa mémoire, car le cœur est aussi, ici, le siège de la mémoire et du souvenir. Le souffle en ressort et la bouche dit ce qui déborde du cœur. La parole peut aussi rester dans le cœur ou, dans le cas du mensonge, trouver place entre le cœur et les lèvres.
Du fait de son intériorité, le cœur est aussi le lieu des projets et des choix décisifs, du bien et du mal, bref de la vie morale. C’est dans le cœur que sont situés les actes et les fonctions de la conscience : sagesse, intelligence, mémoire, connaissance religieuse, jugement moral bon ou mauvais, délibération, générosité, volonté, initiative etc. Avec le cœur, ce qui est mis en évidence est donc l’intériorité de l’homme et sa capacité à se décider en fonction d’elle.
La nèphèsh (rendu en grec par psyché) est sans doute la donnée anthropologique biblique la plus difficile à faire passer dans notre système de pensée et donc à rendre par un terme adéquat. Il est habituellement rendu par notre “âme”, sans pour autant en recouvrir exactement le concept. Nèphèsh est apparenté au verbe sémitique naphash qui veut dire « souffler », « exhaler » et ensuite « cracher », « dégorger ».
Dans un premier temps, donc, l’“âme” biblique, la nèphèsh, désigne le souffle vital ou la respiration. Rien donc de surprenant à ce que les animaux aient, eux aussi, une nèphèsh. Exhaler sa nèphèsh, c’est donc mourir ; faire vibrer la nèphèsh de quelqu’un, c’est le maintenir en vie, tandis que sauver sa nèphèsh, c’est sauver sa vie.
Dans un deuxième temps, et par une métonymie naturelle, nèphèsh désigne les organes du souffle, à savoir, la gorge, le gosier et même le cou. Siège du souffle, le gosier l’est aussi de la faim, de la soif et donc, par extension, de tout désir.
En un troisième moment la nèphèsh est principe de vie. Ce sens découle logiquement du premier. Comme l’on a observé qu’une nèphèsh dont le sang est répandu meurt et ne respire plus, on a localisé ce principe de vie dans le sang ou est le sang lui-même. Désignant l’être vivant respirant concret, nèphèsh désigne aussi une unité dans un ensemble plus grand : une tête de bétail ou un individu humain, mort ou vivant. Enfin, nèphèsh rencontre aussi un usage de pronom personnel réfléchi lequel s’emploi même quand Dieu parle de lui.
Malgré des ressemblance étroites, l’âme et le cœur n’ont pas les mêmes propriétés. Tandis qu’il parle à mi-voix, elle s’époumone, si l’on peut dire. Lui murmure, elle, jubile. Le cœur est secret, solitaire, parfois menteur. L’âme est ouverte, communicante, elle est du côté de la relation : celle de Jacob s’attache à celle de Benjamin au point qu’il mourrait faute de le revoir. L’âme de Jonathan est liée à celle de David au point qu’il risque sa vie pour le sauver. La vie qui est ici, ce qui est assez loin de nos habitudes mentales, du côté de l’âme est donc manifestée par des relations, plus encore que par l’intériorité.
Terminons par quelques mots sur la rouah (en grec, pneuma). Comme nèphèsh, rouah a trait à ce qui souffle, au vent. De fait, le terme désigne parfois un vent, ou un coup de vent ou un souffle. Rouah est donc d’abord un fait physique. Ailleurs, rouah va désigner une réalité immatérielle, l’esprit ou l’âme, une implication de la vie ou de la conscience, ou les deux à la fois ; rouah est rendu dans ces cas par « esprit ». Dans les cas considérés, il est difficile de bien démarquer conceptuellement rouah de nèphèsh, les deux termes pouvant être rendus par des termes équivalents dans la plupart de nos langues ; pourtant une nuance, importante, subsiste. Si, en effet, comme nous l’avons vu, la nèphèsh est liée au sang voire lui est assimilé, la rouah, elle, n’entretient aucun rapport avec lui. Plus encore, si nèphèsh est utilisée pour parler de Dieu, ce ne sera jamais que comme pronom personnel réfléchi, tandis que Dieu semble posséder une rouah en propre. Cette rouah est un “esprit” de sagesse, et de force, proprement divine.
L’homme, chair insufflée
Cette anthropologie psychosomatique, où chacune des parties du corps est le lieu d’une signification incarnée d’une réalité psychospirituelle, fait du corps une carte de l’âme, si l’on peut dire. Par et dans sa chair, au sens hébreu du terme, l’homme vit sa relation vitale, consciente, inconsciente et morale au monde, à l’autre et à Dieu, car la chair devient le lieu d’une expression corporelle de la Transcendance, le lieu où le Dieu sans visage peut s’envisager. Le concept d’imago Dei, rencontré en Genèse 1, 26-27 (premier récit de la création), rend parfaitement compte de cela.
Cette notion aura une postérité remarquable dans le christianisme pour décrire la place de l’homme dans l’univers, la nature du Christ et la théologie de l’image peinte. Remarquons tout d’abord que l’Adam, dans le récit de Genèse 1, n’est pas un individu mâle mais l’humanité. C’est donc à l’humanité, mâle et femelle, que s’applique le concept d’imago Dei. Cette similitude divine dit une séparation d’avec le monde animal ; l’homme est ressemblance du côté de Dieu et dissemblance du côté de l’animal. La relation qui peut être exprimée par ressemblance/dissemblance place l’homme dans un statut unique et particulier : distinct de Dieu et pas entièrement assimilable à l’animal.
Deux mots expriment cette notion d’imago Dei : tseleme et demout. Tseleme désigne surtout l’image taillée de la divinité, la statue concrète qui le représente et l’ombre qui en trace sur le sol l’image formelle ; tselem n’indique donc pas une adéquation substantielle avec Dieu, seulement une similitude : l’homme créé l’est à l’image de l’image de Dieu. Le mot hébreu, que nous rendons par « image », dit la similitude dans la distanciation, concrète, matérielle de la création de l’homme corporel. Il n’est pas question, ici, en effet, d’une quelconque ressemblance d’ordre spirituel.
Le terme demout quant à lui rend l’idée de ressemblance, mot par lequel il est traduit habituellement. Cette ressemblance doit être perçue comme l’idée de dessin approximatif ou de plan général. Selon Genèse 1, l’homme est défini dans un rapport iconique de ressemblance à Dieu, un rapport qui sitôt affirmé est sitôt “critiqué” par une mise à distance manifestée par le redoublement des termes : « à son image, comme à sa ressemblance ».
Dans le contexte historique et religieux du paganisme assyro-babylonien, la pensée ainsi manifestée par les deux versets de Genèse 1 est originale. Non seulement elle révèle un renversement dans le statut de l’image des dieux, mais elle donne à l’homme un statut unique et nouveau : l’homme seul est apte à révéler le visage de Dieu. Lorsque nous parlons de l’homme, il faut l’entendre dans sa matérialité même de chair. À ce propos, et pour mesurer jusqu’où s’étend le réalisme de la proposition, la détermination du corps en mâle et femelle, autrement dit la différence sexuelle, est fondée, elle aussi, sur le même concept d’imago Dei. Ainsi donc, l’homme, dans le déterminisme sexuel de son corps, ouvre sur la transcendance, il la signifie même.
Dans le second récit de la Création (Gn 2, 7ss), inspiré des mythes mésopotamiens, il n’est pas question de l’image. Cependant Dieu y apparaît comme un façonneur des animaux, de l’homme et de la femme. La pointe du récit est l’insufflation de l’haleine de vie. S’il est modelé comme les animaux, à la différence de ceux-ci, l’homme – au sens d’humain – devient une âme vivante par une communication directe d’une haleine divine.
Pour ce qui est du modelage de la femme, le récit tend à signifier la proximité d’avec l’homme – au sens de mâle. Tirée de son intime, de sa chair, l’exclamation d’Adam « celle-ci est vraiment os de mes os et chair de ma chair » exprime bien une parenté étroite. Parenté et similitude, soulignée plus loin, puisque l’affirmation de la différence permet précisément à l’homme et à la femme de faire une seule chair.
Ainsi donc, à sa manière, ce second récit de la création signifie aussi la différence entre Dieu et l’homme et une certaine similitude : l’homme vit d’une haleine divine. Enfin, la différence sexuelle est ici signifiée en termes d’unité du genre humain, et de proximité de la chair.
Concluons. La Genèse fait donc de l’homme charnel une image de Dieu par son corps habité d’un soufle divin. Si le premier récit nous montre un Dieu parlant, la parole est passée à Adam dans le second récit. C’est cette parole d’ailleurs qui constate et nomme la différenciation sexuelle.
On voit comment parole et souffle divins contribuent à faire de l’homme modelé l’effigie de Dieu dans le monde créé : par sa prise de parole, par son pouvoir de prolonger la Création et par son dominium sur les créatures.
Au terme de ce rapide exposé, nous pouvons conclure que, pour la pensée juive, l’homme apparaît comme une chair signifiant plus que sa biologie. Elle est le lieu d’expression d’une intériorité et d’un système de relations. L’homme dans sa chair révèle la transcendance divine dans la communauté qu’il forme, dans la personne concrète qu’il est et dans chacune des parties de son corps. On comprend dès lors comment, de cette conception très originale, la pensée juive en arrive à donner au peuple, corps organisé et régi par une loi, les mêmes vertus qu’à l’homme. Le peuple formé et organisé par Dieu est lui aussi un lieu théologique, où la transcendance se révèle. Ce qui pourrait avoir des conséquences pour une théologie politique, mais ce n’est pas le propos de cet article.
Illustration : Aucun refus du corps, ni humain ni animal.