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Tout seul avec mes pieds

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Tout seul avec mes pieds

Il n’y a pas à dire, il y a du progrès. Il y a une cinquantaine d’années, marcher seul, dans la campagne, sans but précis, dans le seul dessein de faire fonctionner ses jambes, d’observer, de jouir du monde et de penser, car comme disait Nietzsche, on pense avec ses pieds, marcher était devenu indécent. J’aimais marcher. À dix-sept ans, comme je marchais seul dans une campagne belle comme une campagne, je fus arrêté par un paysan goguenard, qui me dit : « T’as cassé ta mobylette ? » Dix, vingt ans plus tard, me voilà à pied dans une autre campagne, avec circonstance aggravante qu’il tombait quelques gouttes. Un peu de pluie me fait plaisir. J’entendis un ronron derrière moi, une camionnette de gendarmes me suivait, soupçonneuse, interrogative, à vitesse très lente. Finalement, les gendarmes me rattrapèrent, me dépassèrent et me coincèrent sur cette route étroite et solitaire. Ils me demandèrent tout de suite mes papiers ; ils avaient les visages les plus sévères du monde. Puis, après avoir fait durer sur moi les regards plus inquisiteurs et les plus prometteurs de férocité, ils me bombardèrent pendant une demi-heure de questions qui, toutes, avaient pour but manifeste de savoir si un : je ne préparais pas un cambriolage et si deux : je n’étais pas un évadé de l’asile. Bref, il y a quelques décennies, marcher vous faisait considérer comme un dangereux olibrius.
Les temps ont changé. On voit dans la campagne des gens marcher. Mais ou bien ils sont en troupeau mené par un bouvier, ce qu’affectionnent beaucoup les retraités ; ou bien ils marchent vite, ils courent, ils « joggent » avec des écouteurs sur les oreilles, de telle sorte que, quand je les dépasse à vélo et que je leur dis : « Bravo, vous faites du quatorze à l’heure ! », ils ne m’entendent pas, ils continuent mécaniquement, les yeux dans le vague, avec beaucoup d’endomorphines qui leur remontent des semelles qui claquent sur le macadam ; ou bien ce sont deux, trois femmes qui papotent, papotent, papotent en se racontant des histoires de femmes. Bref, ces marcheurs ne pensent pas. Ah mais, quand même, je croise trois, quatre marcheurs solitaires. Souvent, ils trouvent des excuses pour se livrer à une activité aussi asociale et coupable, c’est le médecin ou la télé qui leur a prescrit ce « sport » pour le bien de leur santé. N’empêche, là, tout seuls avec leurs pieds, ils sont obligé de penser.

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