Il y a un siècle, la guerre prenait deux nouvelles dimensions : le combat aérien et la guerre sous-marine. Le combat aérien n’a pas permis alors à l’un des deux camps de prendre un avantage décisif sur l’autre. Il n’en fut pas de même de la guerre sous-marine, inaugurée en 1915, et qui a fortement compromis, au cours de l’année 1917, la capacité des alliés à entretenir leur effort de guerre par les soutiens d’outre-mer. Guerre invisible, peu connue du public, mal comprise des historiens eux-mêmes, elle a pourtant menacé sérieusement l’issue du conflit jusqu’à ce qu’une parade soit trouvée aux U-Bootes.
En 2015, c’est grâce à sa supériorité dans un nouvel espace d’affrontement que l’État islamique propage ses attaques et renforce son potentiel destructeur : l’espace cyber-médiatique. Que l’on soit twitto ou non, admirateur du nouveau calife ou farouche opposant, nul n’échappe à ces images terribles d’assassinats odieux et s’en trouve profondément affecté : c’est l’effet recherché. L’État islamique a le champ libre pour déployer une manœuvre médiatique qui oblige tout un chacun à choisir son camp, à adhérer ou à se révolter, à admirer ou à trembler.
Dimanche dernier, une nouvelle vidéo a mis en scène l’exécution de 28 chrétiens éthiopiens, faisant écho à l’exécution en février de 21 chrétiens coptes. Ces événements ont connu un retentissement sans commune mesure avec d’autres persécutions tout aussi odieuses. La qualité des vidéos, tant sur le plan technique que de la mise en scène, et la robustesse des plateformes de téléchargement témoignent que l’État islamique maîtrise parfaitement cet espace d’affrontement. Il possède également dans ce domaine la « supériorité numérique » : ses nombreux relais ne faiblissent pas et recréent inlassablement leurs comptes supprimés… L’État islamique multiplie aussi ses productions et tient en haleine son audimat. Mais sa supériorité tient surtout à sa capacité de toucher la dimension mystico-sociale du cyber-consommateur que nous sommes tous devenus. Les références religieuses sont permanentes et l’utilisation des supports symboliques (drapeaux, slogans, costumes, musiques…) nous font immédiatement entrer dans l’émotif : le message pénètre alors avec force, et jusqu’au fond de l’âme.
Quelle réponse apporter ?
Face à cela, nous sommes désarmés. La mystique patriotique est passée de mode ; la mystique religieuse n’a pas droit de cité ; la communication officielle privilégie les médias institutionnels, quand l’ennemi est devenu « asymétrique » jusque dans la bataille médiatique. Surtout, nos sociétés n’ont plus rien à proposer qui fasse rêver la jeunesse, inévitablement en recherche d’engagement, d’idéal et de dépassement de soi, pour le meilleur ou pour le pire.
Mais ce combat cyber-médiatique ne serait pas très inquiétant s’il ne produisait des effets réels. Or il insuffle l’énergie pour suivre l’appel au djihad et à la hijrah (émigration vers une terre d’islam) , ce qui alimente les forces de l’État islamique dans son califat du Levant ; il décuple la puissance des combattants islamiques par la panique sur les populations, par la crainte dans les armées qui les affrontent au sol, par la surenchère fanatique de ceux qui se reconnaissent dans cette lutte ; il donne enfin une visibilité nouvelle à l’Oumma, la communauté des musulmans, en lui offrant un visage conquérant, agressif et décomplexé, qui fédère les groupes terroristes et insurrectionnels. C’est même à travers ces effets que l’on peut deviner la finalité poursuivie par l’État islamique : dominer les esprits, faire progresser l’application de la charia et promouvoir le djihad comme mode de vie.
L’interaction permanente entre le réel et le virtuel caractérise la guerre cyber-médiatique : les actes réels à caractère symbolique se propagent par les réseaux virtuels pour produire d’autres effets, et des effets bien réels. C’est dans ce milieu qu’il faut combattre l’État islamique, car l’ennemi ne nous laisse pas le choix des armes. Il se moque de nos bombes, mais ses vidéos nous touchent. On ne peut pas chercher à le faire taire, aussi faut-il rendre nos sociétés résistantes à ces attaques médiatiques.