Au soir du scrutin « européen » du 25 mai dernier, Rama Yade, beaucoup plus lucide que lorsqu’elle écrit des inepties sur l’enseignement, exprimait à la télévision sa crainte de voir les caciques des grands partis politiques français ne pas prendre la mesure du coup de semonce constitué par le score du Front National et reprendre le cours ordinaire de leurs occupations comme si de rien n’était.
Elle avait raison. La classe politique ne semble avoir tiré aucune leçon sérieuse de cet événement qui pourrait bien devenir réellement historique. Il y a trente ans, l’éventualité d’un Le Pen à l’Élysée relevait de la politique fiction ; aujourd’hui, elle fait partie des probabilités raisonnables du résultat de l’élection présidentielle. Cette victoire serait l’aboutissement d’un long parcours d’avancées constantes : 1984 : déghettoïsation du Front National à la faveur des européennes, 1995 : score de 14% des voix pour Jean-Marie Le Pen à la présidentielle, 2002 : Le Pen présent au second tour de la présidentielle, 2012 : sa fille rallie 20% des suffrages, 2O14 : le FN, après avoir conquis onze municipalités, obtient 20% des voix aux européennes et devient le premier parti de France. Il n’est pas impossible que Marine Le Pen soit élue présidente de la République en 2017.
Crise de régime
Seulement voilà, à peine élue, elle se verrait réduite à l’impuissance. Qui peut croire qu’à la faveur des législatives qui suivraient, elle serait capable de constituer une majorité parlementaire décidée à soutenir le gouvernement qu’elle aurait nommé ? Les législatives ne sont pas la présidentielle, et les électeurs n’enverraient pas une majorité de députés FN ou apparentés à l’Assemblée Nationale. Et les députés UMP acceptant de s’allier à eux, s’il s’en trouvait, ne seraient jamais assez nombreux pour former avec eux une nouvelle majorité. La tacite règle de psychologie politique qui veut que les électeurs donnent au président nouvellement élu la majorité dont il a besoin joue pour les grands partis du système bipolaire droite républicaine/gauche socialiste, non pour un parti jusqu’ici dépourvu de représentation parlementaire. Du reste, il est hautement prévisible que le corps électoral, effrayé de sa propre audace à la suite de l’entrée de Marine Le Pen à l’Élysée, aurait le « réflexe républicain » de voter en faveur de candidats de droite ou de gauche hostiles au FN, d’autant plus que toute la classe politique habituelle, l’intelligentsia, la presse et le monde de la « culture » l’y pousseraient en le persuadant de l’infamie de son choix présidentiel et en sonnant le tocsin annonciateur de la mort de la République, de la démocratie, de toutes les libertés, et de la place dans le monde d’une France qui passerait du rang de « nation des droits de l’homme » à celui de pays « fasciste », encourant l’opprobre mondial et isolé en Europe. Et tout cela dans quelle ambiance de crise, lourde de désordres, d’émeutes, voire de guerre civile larvée.
Marine Le Pen, à peine élue, incapable de gouverner, se trouverait donc acculée à la démission. Une nouvelle élection présidentielle suivrait, puis, peut-être, de nouvelles élections législatives, mais là encore dans quel contexte ! Nous vivrions une véritable crise de régime dont les conséquences pourraient se révéler dramatiques.
Inconscience de la classe politique et incurie du régime
Or, nos hommes politiques ne semblent pas s’inquiéter de cette perspective, pourtant hautement probable. On ne les voit rien tenter pour supprimer les causes de la désaffection des Français à leur égard. Ces causes sont la désespérance sociale et la dépossession des Français de leur destin. Or, notre Président, eurocrate convaincu, ne fait rien pour fléchir nos partenaires de l’Union sur la fameuse règle d’or budgétaire qui ne fait qu’aggraver une austérité subie depuis des décennies ; au contraire, il continue de coller à l’Allemagne merkelienne dans le sens d’une rigueur mortifère. En mai 2005, les Français ont rejeté à 55% des voix le Traité constitutionnel européen : le 13 décembre 2007, le traité de Lisbonne (ratifié par le Parlement et entré en vigueur en décembre 2009) leur en imposait l’essentiel du contenu, leur montrant que leur avis ne comptait pas, et que leur nation n’avait plus aucune souveraineté, ce qui était évident depuis le traité de Maastricht (1992), l’institution d’une Banque Centrale Européenne indépendante et la substitution de l’euro aux monnaies européennes nationales (2002). Notre peuple n’a d’autre horizon que l’orthodoxie budgétaire bruxelloise (et berlinoise) et le plan Valls qui, lors même qu’il comporterait des éléments positifs, ne pourra pas produire d’effets sensibles dans le vécu des Français avant l’échéance de 2017. Avec cela, nos gouvernants continuent de déboussoler nos compatriotes par des innovations sociétales suicidaires et une réforme du découpage administratif de la France mauvaise et que nul ne réclamait.
En 2017, les électeurs rejetteront les socialistes, mais, cette fois, ils ne donneront pas leurs suffrages à l’UMP, tout aussi discréditée, empêtrée dans ses affaires, divisée et sans personnalité marquante (Sarkozy ne fera pas illusion une seconde fois). Mais si Marine tire bénéfice de ce double refus, son succès n’aura que des conséquences catastrophiques.
La crise qui s’en suivra signera l’échec définitif d’un système fondé sur un idéal démocratique et social illusoire et une conception perverse du rôle de l’État, tyranniquement omniprésent dans la vie de la nation et de chaque Français, mais devenu totalement impuissant à protéger l’une et l’autre.