Le droit au désaccord est l’essence de la démocratie. Cependant, il est permis de se demander si ce droit existe toujours dans une société où toute opinion qui contredit le credo progressiste est, au mieux, tournée en ridicule, au pire présentée comme dangereuse ou obscurantiste. Le renvoi systématique aux « heures les plus sombres de l’histoire » ne vise-t-il pas à limiter le champ du débat et à instaurer, dans les faits, une “démocratie des gens d’accord” ?
Qu’est-ce que la démocratie ? Vaste question à laquelle il est bien difficile de répondre en quelques mots. On ne compte plus les livres et les articles qui abordent ce sujet avec plus ou moins de profondeur ou de pertinence sans cependant apporter une réponse univoque. C’est que de nombreux régimes se qualifient eux-mêmes de « démocratiques » – et le sont peut-être – sans pour autant se ressembler en tous points.
Je n’ai pas l’intention de me lancer ici dans une longue et complexe dissertation à caractère philosophique qui, nécessairement, suscitera la polémique. Je voudrais plutôt de m’attacher à rechercher le point commun à toutes les sociétés démocratiques ; celui en l’absence duquel on ne saurait parler de démocratie. En cela, je m’inspire de la méthode proposée par le professeur Lucien François, dont j’ai eu le plaisir et l’honneur de suivre l’enseignement. Dans son maître ouvrage intitulé « Le Cap des tempêtes – Essai de microscopie du droit [1]« , cet universitaire distingué, par ailleurs magistrat de haut rang, s’attache à définir ce qu’est le droit, concept au contenu aussi flou que le mot est souvent employé, en isolant sa plus petite cellule de base qu’il dénomme le « jurème ».
La particule élémentaire de la démocratie
En l’occurrence, je crois reconnaître cet atome, cette particule élémentaire de la démocratie, dans le droit au désaccord, reconnu à chacun, du moins sur tous les sujets dont la loi n’interdit pas de débattre. Ainsi la négation de la Shoah est érigée en délit – à juste titre compte tenu de l’abondance des preuves – et la simple existence d’une telle interdiction ne suffit pas à refuser la qualification de « démocratique » à l’Etat qui exclut du champ du débat cet abominable fait historique qui devrait faire naturellement horreur à toute personne dotée d’une parcelle d’humanité. En revanche, le dissentiment doit demeurer possible sur tout ce que la loi n’interdit pas de contester, la contestation portât-elle sur un droit ou un statut qu’elle consacre. Par exemple, l’avortement est permis à certaines conditions, de même que le désormais célèbre « mariage pour tous », mais nul ne peut être poursuivi s’il estime que ces décisions, éminemment politiques, ne sont pas souhaitables ou devraient faire l’objet d’aménagements pourvu, du moins, que ce désaccord soit exprimé avec la mesure qui doit rester de mise dans tout débat civilisé (car il s’agit bien ici d’opinion, et non de mise en cause d’un fait observable, – comme la Shoah –).
Entendons-nous bien : dans le cadre de ma réflexion, je n’émets aucun avis personnel sur les deux lois que je viens de citer, lesquelles ne sont mentionnées que pour illustrer mon propos. Elles génèrent des droits, dont les Français peuvent jouir aux conditions qu’elles édictent, mais elles n’en divisent pas moins la société et engendrent une palette d’opinons. Si l’on considère l’avortement, certains sont favorables à la loi telle qu’elle est, d’autres voudraient l’abolir, d’autres encore la rendre plus restrictive, d’autres, enfin, l’assouplir (en étendant le délai pendant lequel l’intervention est possible). Nous sommes donc ici, théoriquement, dans le domaine du droit au désaccord dont j’ai dit qu’il constituait, selon moi, le plus petit commun dénominateur commun à tout régime se prétendant démocratique.
La limitation du débat démocratique par la pression sociale
Ce que je viens d’écrire, cependant, n’est qu’à demi-vrai ; car c’est faire fi de la pression sociale qui s’exerce à travers une morale de convenance, distillée par des politiques cyniques – principalement inspirés par des mobiles électoralistes -, des médias majoritaires, soucieux de ne pas rater le coche du « progrès » et par les réseaux sociaux qui tendent à s’instituer en gardes-chiourme de cette morale à la mode.
Je ne vise ici aucun sujet en particulier, pas même ceux que j’ai évoqué un peu plus haut – l’avortement et le mariage pour tous – mais l’ensemble des opinions auxquelles il est convenable de souscrire si l’on ne veut pas se voir appliquer l’étiquette infamante de « conservateur » ou, pire encore, de « réactionnaire » qui, très vite, par un habile glissement sémantique relevant presque de l’inconscient, fait basculer l’imprudent dans le camp honni d’une extrême-droite fantasmée, c’est-à-dire dans celui des fascistes voire, des nazis. Une relative liberté d’expression est garantie – puisqu’en théorie, le dissentiment reste légalement possible – mais elle devient largement illusoire du fait de la pression exercée par la redoutable triade politique-presse-réseaux sociaux. Qu’un homme politique, un journaliste, un essayiste s’avise d’émettre, sur un plateau ou dans un tribune un avis qui irrite le credo progressiste et l’on dira aussitôt qu’il a dérapé ou qu’il a émis une opinion controversée, le verbe comme l’adjectif voulant signifier que l’intervenant se trouve, certes, à la limite de la légalité mais que son opinion n’en est pas moins éminemment critiquable voire, inaudible pour tout démocrate (entendez « progressiste ») digne de ce nom. L’on aboutit de la sorte insidieusement à une manière de « démocratie Potemkine », en d’autres mots à une apparence de démocratie. Chacun peut s’exprimer sur une foule de sujets sans encourir – du moins pour l’heure – les foudres de la loi mais toute prise de position qui s’écarte du credo proclamé par le « camp du Bien » expose à l’ostracisme ou à la mise au ban. La démocratie devient ainsi, en fait, sinon en droit, celle des gens d’accord, le débat ne s’envisageant plus qu’à la marge du moins pour ceux qui n’ont pas le courage de parler vrai, c’est-à-dire selon leur cœur. Le choix est cornélien : il faut celer les pensées dissidentes ou s’exposer à la réprobation – voire pire, dans le monde de l’entreprise, qui ânonne le credo pour de pures raisons mercantiles et punit souvent sévèrement ceux qui s’en écartent-.
Les principaux réseaux sociaux (en particulier Facebook) vont même plus loin encore puisqu’ils se réservent le droit de supprimer des contenus ou de désactiver un compte qu’un algorithme ou des dénonciateurs anonymes (ce qui a un joli relent d’occupation) estiment contraire à d’opaques « standards de la communauté » voire (dans le cas des délateurs) à leurs propres convictions. Une véritable porte ouverte à l’arbitraire. Car en dehors des cas manifestes d’appel à la haine, à la violence, ou de la grossièreté la plus odieuse, il est bien rare que l’utilisateur du réseau puisse prévoir, à l’avance, lequel des contenus qu’il publie est susceptible d’engendrer une sanction. Comme l’a souligné le tribunal de grande instance de Paris dans une décision récente, extrêmement sévère pour Facebook, « l’imprécision et le caractère équivoque des termes et expressions employés dans les clauses [de la Déclaration des Droits et Responsabilités des utilisateurs] ne permettent pas au consommateur de déterminer les cas où les Services pourraient être supprimés totalement (le compte étant résilié) ou partiellement. » Quant à ceux qui s’adressent à la plateforme pour dénoncer une publication, comme de vils collaborateurs écrivaient naguère à la kommandantur pour dénoncer, qui un Juif, qui un résistant, qui juge de la justification de leur courroux, et selon quels critères ? Cela demeure bien mystérieux, Facebook se refusant, au demeurant, à fournir la moindre explication.
La loi Avia veut donner aux réseaux sociaux le rôle de supplétifs du gouvernement et du parquet
Il n’est pas jusqu’à l’humour – bon ou mauvais -, auquel les gens d’accord (autrement dit, les Gentils) n’entendent faire la peau. France Inter nous montre la voie : les sujets dont il est permis de rire sont invariablement ceux qui feront passer les conservateurs – ce qui inclut les chrétiens – ou toute personne présumée tel, pour un obscurantiste rétrograde, une ganache bornée ou un bas-du-front inculte, la critique, même charpentée, du progressisme renvoyant invariablement son auteur dans ce camp. Peut-être demain sera-t-il tout simplement interdit de rire autrement que sur commande. Comment ne pas avoir l’esprit le vieux frère Jorge, l’un des protagonistes du Nom de la Rose, qui assassinait les moines ayant consulté l’unique exemplaire de « La Comédie » d’Aristote puis se suicidait en mangeant les pages enduites d’arsenic de ce livre maudit ; car pour ce fou sectaire, le rire ne pouvait qu’être odieux au Seigneur.
Les jours qui viennent s’annoncent plus sombres encore. Le projet de loi Avia, destiné à lutter contre les contenus haineux en ligne revient devant l’Assemblée nationale, après avoir été retoqué (en réalité vidé de sa substance) par le Sénat et vertement critiqué par la Commission européenne qui y voit une mesure disproportionnée à l’objectif poursuivi et attentatoire à la liberté de circulation. Cette loi, que l’on ne peut qualifier que de scélérate, tend à faire des principaux réseaux sociaux les supplétifs du gouvernement et du parquet en leur déléguant la suppression, sous vingt-quatre heures, des publications contre lesquelles elle entend lutter, sous peine d’amendes allant jusqu’à 450.000 EUR. Le Sénat a certes supprimé cette disposition phare en se justifiant en ces termes :
« Malgré une intention qui ne peut être que partagée, le volet pénal au cœur du dispositif reste inabouti et porteur de risques pratiques et juridiques. Déséquilibré aux dépens de la liberté d’expression, il encouragera mécaniquement les plates-formes à retirer – par excès de prudence – des contenus pourtant licites ; contraire au droit de l’Union européenne, il semble en l’état inapplicable aux professionnels du parquet eux-mêmes… »
Mais la macronie s’obstine : elle veut son texte et sa sainte inquisition ubérisée. A l’instant où j’écris ces lignes, l’Assemblée nationale vient de réintroduire le pouvoir –le devoir devrais-je dire – de police des réseaux sociaux. La démocratie des gens d’accord est en marche ; elle tisse peu à peu la toile qui, bientôt ravalera la liberté d’expression au rang de souvenir d’une époque bénie.
Par Eric Cusas, 22 janvier 2020
[1] Lucien François, Le Cap des tempêtes – Essai de microscopie du droit, Bruylant et L.G.D.J., Bruxelles-Paris, 2012