Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Qui dit aujourd’hui blasphème dit Charlie Hebdo. Créé en 1970 par François Cavanna et le professeur Choron, le journal prenait la suite de Hara-Kiri. C’est donc dans le sillage d’une presse libertaire des années 1960 qu’on peut mieux comprendre l’histoire des caricatures blasphématoires.
Car la presse satirique a une longue histoire en France, mais une histoire qui apparaît à un moment précis : la Révolution française. Est-ce à dire que la caricature n’existait pas auparavant ? Si, bien évidemment, mais pas sous la forme de journaux. En revanche, la caricature s’est très tôt trouvée mêlée à un contexte religieux. Qu’on songe à tous ces personnages grotesques qui ornent les tympans ou les chapiteaux des églises ou à ces rois à tête de singe que les moines n’hésitaient pas à dessiner dans les marges des manuscrits. Et qu’est-ce que le diable, avec ses cornes et ses yeux globuleux, sinon un dieu caricaturé ? Quand l’occident s’engage dans les croisades, on adopte la couleur verte pour Satan, la couleur de l’Islam, couleur de l’Antéchrist. Les idéologues qui manient l’anachronisme pourraient y voir le premier blasphème anti-musulman mais ce serait faire un contre-sens : si un seul Dieu est admis, le blasphème ne s’adresse qu’à lui.
Après les croisades, ce fut une autre guerre religieuse qui inspira les caricaturistes : les guerres de religion du XVIe siècle. Henri III, le dernier des Valois, fut sans doute le souverain le plus caricaturé après Louis XVI : La Vie et les faits notables de Henry de Valois, ouvrage paru en 1589 et qu’on trouve à la Bibliothèque nationale, accumule les charges. On remet en question la validité du sacre, on se déchire et on représente le « Pourtraict du couronnement de Henri de Valois lorsque par sa pétulence et orgueil la couronne lui coula deux fois de dessus la tête : qui était un mauvais présage à l’avenir ». Quand on soutenait que les monarques étaient investis par le Christ, caricaturer un souverain au moment de son couronnement revenait à remettre en question l’autorité de Dieu ou, à tout le moins, à dénoncer un grave dévoiement. L’histoire est ironique : Henri III mourut assassiné.
C’est que la caricature est tout à la fois le signe d’une liberté d’expression mais également le révélateur de revendications et donc de tensions sociales : on y a massivement recours lorsque la société est en crise. Marginales sous l’ancien régime, les caricatures explosent sous la Révolution. Les Révolutions de France et de Brabant, le journal de Camille Desmoulins, leur donne une bonne place. Parmi les caricatures des trois ordres, le clergé n’est pas oublié. Le prêtre est caricaturé. Sans doute qu’on aurait davantage hésité à guillotiner Louis XVI si les caricatures n’avaient pas précédé les députés de la Convention. Avant de tuer le ci-devant roi il fallait briser le sacré qui entourait sa personne. Le blasphème rampant de la caricature révolutionnaire s’y employa.
Fait remarquable, le XIXe siècle, siècle des révolutions, fut aussi le siècle des caricatures. La monarchie de Juillet l’apprit à ses dépens et Louis-Philippe reste associé à une poire. Si les journaux comme La Caricature ou Le Charivari sont aujourd’hui les plus connus, il faut toutefois noter qu’ils étaient républicains. Les légitimistes sacrifièrent également au genre et le journal Brid’Oison étrilla lui aussi Louis-Philippe.
À la succession des régimes politiques correspond la succession de la presse satirique. Sous la IIIe République, Le Grelot ou La Petite Lune tenaient le haut du pavé. Au moment de l’affaire Dreyfus, Le Rire est lancé et couvre l’événement. A nouveau, la France découvre des caricatures sur fond de guerre religieuse, cette fois-ci, ce sont les dreyfusards et les antidreyfusards qui s’opposent. Puis, c’est l’Union sacrée qu’on attaque, la guerre qu’on remet en question, le sacrifice des tranchées et le boche qu’on dessine. La Baïonnette et Le Crapouillot font rire dans les tranchées et la France républicaine moque le Kaiser allemand.
On le voit, le blasphème n’est pas forcément le sujet le plus central de la presse satirique. Qu’on le scrute partout aujourd’hui est somme toute bien normal : en 1905, les caricatures anticléricales sont légion, aujourd’hui, alors que l’islamisme et le terrorisme correspondent à un des faits politiques majeurs du XXIe siècle, il aurait été inquiétant de ne pas en trouver l’écho sous la plume mordante des dessinateurs. Car les caricatures sont des synthèses, des raccourcis, qui impliquent l’outrance puisque la subtilité est réservée à la pensée qui peut se déployer plus à son aise dans les articles. Elle sert moins à inciter au dialogue qu’à cliver. Les combats politiques sont d’ailleurs friands de ces raccourcis : ce sont les slogans, ceux qu’on scande lors des manifestations ou qu’on peint sur les murs. Or, Charlie Hebdo est l’enfant naturel de mai 68. Le professeur Choron avait coutume de se vanter d’en avoir été à l’origine « Mai 68 n’aurait pas eu lieu sans Hara-Kiri ! » affirmait-il… Avec Cavanna, Wolinski et Reiser, ils étaient déjà tous là. Le célèbre slogan « Il est interdit d’interdire » n’est d’ailleurs sorti ni de la Sorbonne, ni des Beaux-Arts mais de la bouche de Jean Yanne, au micro de RTL, en 1968. Il entendait caricaturer les gauchistes, ceux-ci lui reprirent ensuite l’idée. Les trublions étaient à l’origine de la chienlit.
Car l’esprit Charlie est un esprit libertaire. En cela, ils partagent avec les anarchistes les critiques qu’on peut adresser à leur pensée politique, celui notamment d’être esclaves de leur révolte. Leur rébellion a toujours prise avec le réel, c’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de se rebeller contre ce qui fait l’actualité, dans les pages d’un hebdomadaire. Ce contre quoi les anarchistes se révoltent détermine le contenu de leur pensée. Luz déclarait que « Charlie doit être un instrument de lutte contre la connerie. » La connerie, c’est le rejet de toute ce qui fait autorité, et Dieu est une de ces autorités. Quand l’anarchiste Blanqui lançait sa phrase blasphématoire « Ni Dieu, ni maître », il avait plusieurs siècles de retard. Cela faisait bien longtemps que l’Église ne dominait plus ni les rois ni les princes et que l’État était devenu l’autorité suprême. En caricaturant l’Église, en blasphémant Dieu, ils ne faisaient jamais que tirer sur l’ambulance.
Car c’est au cours des années 1970 que le nombre de pratiquants ne cesse de chuter. À la même période, Hara-Kiri réserve sa couverture à la face cachée du Christ. Ses fesses apparurent en janvier 1973. Trois ans plus tard, c’est à la Vierge Marie d’être en Une : elle se rase et le journal titre qu’il s’agit d’un travelo. C’est un fait connu que les catholiques n’avaient alors ni manifesté ni décapité qui que soit. La charge était pourtant bien blasphématoire. On signalera également que si Hara-Kiri n’hésitait pas à moquer l’Église, il ne se privait pas de moquer l’Islam. En janvier 1979, la rédaction consacrait sa Une à la vie sexuelle de l’Ayatollah Khomeini, qui préparait alors son retour en Iran et sa révolution depuis la France. En couverture Hara-Kiri le faisait poser avec sa poupée gonflable.
Il serait cependant faux de réduire le journal à ce blasphème. Ce sont tous les totems de la contre-culture des années 1960 et 1970 qu’on y retrouve. Reiser est d’abord le pourfendeur des beaufs avant d’être celui des curés.
C’est sans doute là toute la différence entre le blasphème de Hara-Kiri et les caricatures de Mahomet de Charlie : d’un côté on tire sur l’ambulance ; de l’autre, on s’attaque au tank. On a vu que la longue histoire de la caricature et du blasphème laissait apparaître quelques récurrences : la caricature blasphématoire est tout à la fois le signe de la vigueur de la liberté d’expression mais également le révélateur des fractures d’une société. On voit apparaître les caricatures au moment des guerres de religion ou des guerres civiles. Qu’il s’agisse d’Henri III ou de Louis XVI, elles annoncent souvent le sang même si elles ne le font pas couler. Ce que le blasphème contre l’Islam de Charlie Hebdo comporte cependant de neuf c’est que, désormais, ce ne sont plus les cibles des caricaturistes qui se font tuer mais les caricaturistes eux-mêmes.
Illustration : Marianne avide de sang impur et chargeant à la baïonnette, tendrement appelée Rosalie selon une charmante chanson de Botrel. Les Poilus s’en servirent peu.