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Alexandre Latsa : « Moscou contribue à la désoccidentalisation du monde »

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Alexandre Latsa dirige un cabinet de recrutement à Moscou où il habite depuis 8 ans. Un Printemps russe (les Syrtes), son premier livre en français après deux précédents en russe et en anglais, est un outil formidable pour comprendre les réalités du monde russe d’aujourd’hui.

Vous avez intitulé votre livre un Printemps russe. Pourquoi ?

Parce que la Russie revit après un hiver éprouvant qui aurait pu la faire disparaitre. Après l’effondrement soviétique et la pérestroïka, elle a traversé dans les années 90 une décennie cauchemardesque où l’État a pratiquement cessé d’exister. Peu de gens en Occident ont idée de ce que ces années furent pour la Russie.

Les actifs de l’État et des grandes sociétés étatiques furent privatisés et rachetés par des hommes d’affaires sans scrupule. Ceux qu’on appellera les « oligarques » prirent le contrôle de pans entiers de l’économie dans les secteurs stratégiques, industriels ou financiers. Dans une atmosphère de corruption généralisée, le pays fut livré aux mafias qui le transformèrent en gigantesque zone de non-droit où règlements de comptes et enlèvements étaient devenus monnaie courante.

Pour la population, cela a été une catastrophe sanitaire. Il y eut une hausse sans précédent du nombre d’homicides et de suicides. La consommation de drogue explosa, l’alcoolisme et le sida firent des ravages. Des maladies qui n’existaient même plus dans nombre de pays du tiers-monde – typhus, choléra, tuberculose – refirent leur apparition ! Au bout du compte, l’espérance de vie passa de 64 ans pour les hommes en 1966, à 59 ans en 1999… Ajoutez à cela l’effondrement de la fécondité et des taux records de mortalité enfantine et vous aboutissez à cette situation improbable d’un pays en voie de quasi-disparition à la fin des années quatre-vingt-dix.

Le début de ce « printemps russe » correspond donc à l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir… Quel a été le secret de sa réussite ?

La reprise en main du pays passa d’abord par la reconstruction de l’État. Tâche ô combien complexe si l’on considère les gigantesques territoires du Grand Nord russe et de l’Extrême-Orient, où il fallait réaffirmer une autorité logistique, ou le sud du pays, en proie, notamment dans le Caucase, à une rébellion islamiste.

La clé de la gouvernance Poutine, celle qui a permis le redressement spectaculaire de la Russie, c’est la restauration de la confiance entre le pouvoir et la population alors que le pays était en voie de désintégration et que le rapport entre les administrés et leur État est historiquement très complexe en Russie.

Comment ce redressement s’est-il traduit ?

Pour commencer, ce retour de l’État a signifié pour des dizaines de millions de Russes démunis le fonctionnement des services publics de proximité, le paiement réel des pensions et des retraites, la fin de la criminalité mafieuse. Le niveau de vie a considérablement augmenté et une classe moyenne solide a émergé. L’ensemble de la population a retrouvé un nouveau souffle, tant sur le plan matériel que spirituel. Ces deux plans sont d’ailleurs étroitement liés dans le modèle de développement russe.

C’est ce que vous appelez le « modèle sociétal russe ». Comment pourriez-vous le décrire ?

Il est fondé sur un patriotisme affirmé, promu par les élites russes, et vise à réunifier la population à travers des référents culturels communs. Il a d’abord pris la forme d’un retour aux valeurs traditionnelles comme modèle de vie. Puis, ce modèle de vie est devenu un modèle de société produisant des effets pour le moins inimaginables en Occident. L’État a ainsi délibérément remis le religieux au cœur des affaires intérieures, ce qui a eu notamment pour conséquence un réveil démographique qui a sauvé le pays du déclin irréversible auquel il semblait condamné.

Des milliers d’églises ont été construites en quelques années… En valorisant la tradition russe et en permettant à la population de s’enrichir, le poutinisme a enrayer la spirale qui avait plongé les Russes dans un complexe systématique vis-à-vis d’eux-mêmes et de l’Occident à la fin de la période soviétique. Pour autant, rien n’a été évident. Durant cette période, il y a eu deux guerres, des attentats, deux crises économiques. Mais le pouvoir a poursuivi imperturbablement une politique de redressement national, fondée sur la confiance.

La Russie de 1998 à 2015 est la démonstration que la politique avec un grand « P » n’est pas une vue de l’esprit comme on a fini par le penser à l’ouest du continent. Encore faut-il une élite politique décidée et volontaire, ayant le souci de l’intérêt supérieur de sa nation.

Les élites occidentales, au contraire, montrent une hostilité sans faille à la nouvelle Russie et à Poutine…

Certes et cela s’explique très bien. La Russie de Poutine est constamment vilipendée car, depuis sa sortie de l’ère soviétique, elle a décidé de choisir un autre logiciel – pour utiliser un mot à la mode – que celui dicté depuis des décennies par les États-Unis. De plus, et l’actualité en fournit maints exemples, la Russie redevient un pôle majeur dans les affaires mondiales. Moscou contribue ainsi à la multipolarisation et à la « désoccidentalisation  » du monde, phénomène qui devrait s’accélérer pour des raisons économiques, politiques mais aussi démographiques.

Le centre de gravité du monde est en train de se déplacer et la Russie et la Chine pèsent de plus en plus lourd dans ce basculement. La France devrait comprendre ce qui est en train de se jouer : ce n’est plus la Russie qui est à l’ouest de l’Europe, c’est l’Europe qui est à l’est de la Russie ! Saisissons l’opportunité de devenir le maillon ouest de l’incroyable architecture qui voit le jour en Eurasie et qui s’articule notamment autour des projets de routes de la soie sur le plan économique ou encore de l’organisation de Shanghai sur le plan militaire.

Quelles perspectives voyez-vous à la Russie pour les années qui viennent ?

À mon avis, on s’oriente vers un quatrième mandat de Vladimir Poutine en 2018. La Russie est aujourd’hui pénalisée par la baisse du cours du pétrole qui influe directement sur sa monnaie, le rouble, mais l’impact des sanctions est, lui, plutôt faible. Les Russes ont rapidement remplacé les fournisseurs européens dans le domaine alimentaire en trouvant des solutions en Asie, en Amérique du Sud, en Israël, en Turquie, etc. Encore une fois, l’Occident n’est plus le centre du monde !

Un printemps russe, d’Alexandre Latsa, éditions des Syrtes, 304 pages, 20 euros.

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