On savait le capitalisme protéiforme par nature et capable de formidables mutations : serait-il la véritable source de la fin de la démocratie et de l’état national pour le XXIe siècle ? On peut en effet se poser la question.
La génération du baby-boom vit un très curieux paradoxe. Quand elle n’était pas communiste, socialiste, maoïste, sartrienne, elle se voulait plutôt libérale parce qu’anticommuniste et son patriotisme était fortement teinté d’économisme. Être anticommuniste, c’était être pour la libre entreprise, pour le patronat contre la CGT, la sphère de la pensée économique ayant littéralement phagocyté celle de la pensée politique. Mais avec la mondialisation, le paradigme dominant en économie libérale, à l’origine de la fondation européenne, présuppose que toute évolution du marché conduit à l’équilibre. Loin d’atteindre cet équilibre ou « l’ordre spontané », la mondialisation, au lieu d’ouvrir les chemins de la liberté, a conduit les peuples sur les routes d’une nouvelle servitude et à la naissance d’une nomenklatura mondialiste. Pire encore, le nouveau capitalisme est en passe de se débarrasser de la démocratie et de la puissance publique. On peut ne pas aimer la démocratie, mais il reste que l’État n’est ainsi plus le garant des frontières et du bien commun.
Un capitalisme débarrassé de la démocratie et de la puissance publique
Friedrich Hayek, en 1944, dans la Route de la servitude, ouvrage demeuré célèbre au-delà des cercles libéraux, met en garde contre la montée des socialismes. Son livre fut, en quelque sorte la bible anticommuniste jusqu’à la chute de l’URSS. Mais ce qu’il proposait, comme alternative, est un peu ce capitalisme qui est en train de triompher, le paradoxe étant qu’il consacre la mort de la démocratie à laquelle les peuples sont habitués, au moins sur le plan théorique. Certains sont amenés à le penser, c’est le cas de l’historien canadien Quinn Slobodian (Les Globalistes : une histoire intellectuelle du néolibéralisme, Le Seuil, 2022). Il invite ses lecteurs à voyager dans le monde rêvé par un groupe d’intellectuels et d’entrepreneurs néolibéraux, celui d’un capitalisme débarrassé de la démocratie et de la puissance publique.
Nicolas Delalande, professeur à Sciences-po, nous fournit de très pertinentes analyses sur ce néo-capitalisme. Pour lui et pour Slobodian, ce capitalisme s’observe déjà dans une multitude de microterritoires reliés les uns aux autres par la mobilité du capital et des élites, unies par un commun rejet de l’État et de la démocratie. Selon lui, nous voyons encore le monde comme s’il était divisé entre 200 entités souveraines, pour l’essentiel des États-nations apparus au cours du XXe siècle sur les décombres des empires, et qui composent aujourd’hui l’Organisation des Nations Unies. Ce serait une forme d’illusion d’optique et un archaïsme au regard des visées de ce néo-capitalisme. À nuancer cependant, la montée des BRICS contredisant cette tendance.
Une constellation anarcho-capitaliste
Néanmoins cette réalité néo-capitaliste s’incarne d’ores et déjà dans une constellation de près de 5 400 « zones », des petits territoires assez différents les uns des autres (paradis fiscaux, ports francs, zones économiques spéciales, villes à charte, gated communities (quartier résidentiel fermé), duty free, plateformes pétrolières, etc.), dont le point commun est d’offrir un refuge au capital et de réduire la démocratie à son plus simple appareil, voire à tout simplement l’abolir. On retrouve, ici en partie, l’archipel métropolitain mondial d’Olivier Dollfuss. Les villes de cet archipel sont en interface et oublieuses de leur hinterland. À la fin du XIXe siècle, le géographe George Chisholm a pris le mot allemand Hinterland (littéralement « terre derrière ») pour décrire ce qu’on appelle aujourd’hui, improprement, « les territoires ». On pense, dans ce modèle, aux cités italiennes de la Renaissance ou aux villes hanséatiques.
Quinn Slobodian va plus loin que Dollfuss et met clairement en cause les origines intellectuelles et politiques du projet porté par Friedrich Hayek et ceux qu’il appelle les néolibéraux de « l’école de Genève ». Pour ces juristes, économistes et philosophes marqués par la chute de l’empire austro-hongrois en 1918, puis par la faillite du libéralisme en 1929, la priorité était alors de reconstruire un ordre économique global fondé sur des normes (droits de propriété, droit de la concurrence, etc.) et protégé de la double menace que représentaient la démocratie et les États-nations.
Le crack-up capitalism
Comprendre non pas qu’il explose, mais qu’il fait exploser les vielles structures étatiques et démocratiques. Crack-up capitalism (qui donne son titre à la version originale du livre) « est d’abord comme un projet politique conscient et délibéré, dont l’objectif ultime est de libérer le capitalisme de toute forme d’emprise démocratique. La « fracture » est à la fois le mode opératoire (il faut découper, cisailler, éventrer la souveraineté) et le but recherché, celui d’un « désencastrement » total du marché, pour reprendre la terminologie de Karl Polanyi » (Nicolas Delalande). On perçoit, à travers le propos de Slobodian, ce qu’est réellement Emmanuel Macron, au service de cette logique.
Un anarcho-capitalisme qui, manifestement, se passe aisément de la démocratie (consacrant le divorce que nous n’avons cessé de souligner entre la démocratie et le marché) et dont l’ambition est d’inventer de nouvelles formes de liberté, sans État, sans pouvoir centralisé, sans citoyenneté, donc sans politique. Exit le citoyen (le Gaulois réfractaire), bienvenue à l’individu souverain. Un exemple concret nous en est donné par le bitcoin (et les crypto-monnaies en général). Mariage très contemporain de l’individu souverain et de la technologie, c’est une monnaie sans souveraineté. On nous permettra néanmoins de penser qu’une planète dont le seul roi serait l’individu est un royaume périssable.
Illustration : Shangaï est la première des 21 zones franches chinoises. L’île de Hainan, gigantesque zone franche, a déjà tous les charmes luxueux du néo-capitalisme.
Olivier Pichon a publié en septembre aux Presses de la Délivrance, Les nouvelles routes de la servitude. Essai sur le totalitarisme du XXIe siècle. On y retrouvera développées les analyses de cet article.