Puisqu’on parle de nationalisme ukrainien, c’est donc que la nation ukrainienne existe. Mais comment affirmer que ce pays, à l’histoire chaotique, est une nation ? Quels éléments permettent-ils de juger de son existence réelle ?
La crise qui secoue l’Ukraine a donné lieu à de nombreux débats sur l’identité de ce pays. Devenue indépendante en 1991, l’Ukraine ne serait pas tout à fait une véritable nation, ce qui justifierait les comportements de la Russie. Certaines positions vont même jusqu’à approuver l’invasion militaire actuelle – on ne parle plus d’opérations militaires, ce qui en dit long… Si l’affaire russo-ukrainienne est complexe et que rien n’écarte l’existence de torts de tous les côtés, fussent-ils également du côté de celui que l’on considère comme agressé, il convient d’être prudent en évitant de réduire le débat sur l’existence d’une nation à une plaidoirie où, dans un sens comme dans l’autre, il s’agirait d’aligner le plus d’arguments. L’existence d’une nation est toujours un fait compliqué et sa définition n’obéit pas à une classification digne d’une démarche d’entomologiste.
Un pays qui n’existe pas ?
Il a parfois été affirmé que l’Ukraine n’existe pas, notamment en raison d’une faible tradition étatique. Devenue indépendante en 1991, l’Ukraine n’a connu d’existence en tant que souveraine que durant une époque fort limitée dans le temps (entre 1918 et 1921), ce qui corroborerait surtout une construction identitaire récente. Qu’il y ait une part de construction – même importante – dans la constitution d’une nation est une chose. Les nations du XIXe siècle n’échappent pas à ce phénomène de construction identitaire (Hobsbawm ou Gellner, pour les citer). Que la construction débouche parfois sur des artifices grossiers est indubitable (tel le Pakistan moderne qui dut revendiquer son affiliation moderne avec une dynastie mongole), mais peut-on affirmer que tout phénomène national soit « chimiquement » pur ? En admettant même que la nation soit un phénomène purement subjectif, encore faut-il constater que cette construction se fonde a minima sur des éléments objectifs (des langues communes susceptibles de constituer une langue standard, des proximités culturelles entre certains groupes et villages, etc.). C’est, par exemple, ce qui distinguerait une fiction d’une construction sociale. Dans la première, les éléments qui servent de base à une entité imaginaire sont fictifs : il n’en va pas de même dans la deuxième perspective où la part d’appréciation subjective aboutit, certes, à privilégier des éléments (la langue, la religion…), mais ne va pas complètement les créer. Même en affirmant que la nation est une construction sociale, cela n’écarte nullement l’idée d’une certaine « objectivité » dans la mesure où les intéressés se considèrent comme membres de ce groupe. Pourra-t-on affirmer à des Ukrainiens déplacés ou bombardés qu’ils n’ont pas de nation ? Ce serait par ailleurs nier le puissant effet agrégateur des épreuves communes.
Russes ou russophones ?
Autres éléments à charge : l’existence de populations parlant le russe (russes ou russophones). Mais cet élément n’est pas nécessairement probant. Pour tous les analystes sérieux, cet élément fédérateur et nécessaire au lien national ne saurait pour autant en être l’élément déterminant. Là aussi, la complexité joue. On découvre que l’Ukraine russophone n’est pas nécessairement derrière Poutine et que le risque de l’intervention russe est d’accélérer davantage le processus d’« ukrainisation » du pays, ce qui ne serait pas le moindre des paradoxes d’une action militaire… Il est vrai que les autorités de Kiev ont parfois fait preuve de brutalité dans l’imposition de la langue ukrainienne au cours de ces trente dernières années, notamment dans l’Est du pays. En outre, il faut noter la russification de ces zones, notamment dues à l’apport de populations russes : entre 1941 et 1944, l’Ukraine a en effet souffert des affres de la Seconde Guerre mondiale par des pertes importantes de population. D’où ces repeuplements des zones industrielles par des Russes qui ont contribué à la nostalgie actuelle de l’homo sovieticus : le phénomène est saillant dans le Donbass. Pour autant, on note que la succession des présidents ukrainiens – une alternance entre ukrainophones et russophones – n’obéit nullement à un schéma « prorusse-antirusse ». Les présidents russophones n’ont pas été moins sensibles à la question identitaire, mais surtout à l’affirmation de l’indépendance de leur pays. Si tous les ukrainophones se considèrent comme ukrainiens, les russophones ne se considèrent pas tous comme russes. En ce sens, on voit bien que si l’Ukraine a d’abord développé une conception très « identitaire » de la nation (notamment au cours des années 1940), elle se rapproche d’une vision civique : est ukrainien celui qui se considère comme tel en raison d’un passé commun, fussent-ils marqués par des périodes de russification et d’allégeance obligées à l’URSS. Au passage, on voit assez aisément que l’opposition entre les conceptions dites « objective » et « subjective » de la nation a un caractère artificiel.
Une Ukraine instable et incertaine entre 1991 et 2021 ?
Autre élément : les variations dans les comportements et les discours des élites ukrainiennes. Elles ont louché vers Moscou, malgré des « pointes » vers l’Europe, que ce soit en 2004 (« la révolution orange »), mais surtout en 2014, avec les événements de la place Maïdan. De même, la vie politique ukrainienne a été secouée par des éléments en faveur de l’Ouest, mais aussi par des attachements à l’Est ou à l’héritage soviétique et des liens avec la capitale russe (le fameux « parti des régions »). Tout cela est aussi incontestable et doit aussi être imputé à la complexité de l’affaire. De même, les combats et escarmouches entre 2014 et 2022 dans le Donbass démontrent aussi que le conflit ne remonte pas au 24 février dernier : l’intervention peut se voir comme une volonté de Moscou d’aider les entités sécessionistes en mettant fin à un conflit larvé entre Kiev et Moscou par une opération massive. Il y avait déjà des affrontements entre les deux républiques sécessionnistes (Donetsk et Lougansk) et l’armée ukrainienne. Mais ces éléments peuvent aussi être trompeurs et ne doivent pas prendre une place prépondérante, car la guerre peut aussi avoir son effet catalyseur. Avec l’entrée de la Russie en Ukraine le 24 février 2022, il y aura fatalement un « avant » qui mettra davantage en lumière l’« après ». L’image de l’agressé qui caractérise le pays peut avoir un effet puissant dans les nouvelles perceptions que l’on nourrit sur l’Ukraine. On peut ainsi comparer avec la Pologne de 1939 : son système politique aurait plutôt consisté en un « autoritarisme de factions » en raison de l’importance des militaires. Mais l’agression allemande, puis soviétique ont contribué à en faire une démocratie victime de totalitarismes. On se focalisera plus sur les souffrances subies par un groupe que sur ses errements antérieurs à son agression. À ce titre, une guerre qui suit ne peut être qu’un élément de cristallisation qui solidifie encore plus le groupe attaqué et opère inéluctablement une reconstruction rétroactive du passé. On lira la situation de l’Ukraine entre 1991 et 2022 à la lumière de ce qui a suivi : les prodromes d’une consolidation due à une agression perçue comme injuste. Admettons que l’Ukraine n’existait pas ou qu’elle existait mal : le problème est que tout est fait pour qu’elle existe réellement. C’est bien le problème – ou l’avantage – des processus d’affirmation des identités nationales : ils sont toujours en cours, sauf à considérer la nation comme un groupe figé et fixiste. Mais est-ce encore une nation ?