« Il ne faut pas avoir peur du suffrage universel : les gens voteront comme on leur dira de voter. » Ainsi Alexis de Tocqueville essayait-il, dans les années 1840, de rassurer ses amis conservateurs effrayés par la perspective de l’abandon du système électoral censitaire. Et sa formule fait encore florès dans bien des milieux dirigeants, tels que les technocraties française et européenne : « ils votent, et ils payent, pourquoi donc se tracasser ? »
Mais si Tocqueville, qui avait, en 1831, séjourné une quinzaine de jours au Canada, à la suite de son fameux périple américain, avait bien analysé les particularités de cette nation en devenir, il n’avait pas imaginé que ses institutions pussent évoluer de façon originale.
La propagande glisse sur les doudounes
Bien que calquées, en 1867 lors de la création de la Confédération, sur le modèle britannique, notamment avec une toute puissante Chambre des communes, leur pratique produit depuis un siècle et demi des résultats qui contredisent les leçons dispensées dans les cours de science politique les plus respectés. Ainsi le mode de scrutin, uninominal à un tour, ne produit pas ici, contrairement à la « loi » dégagée et toujours tenue pour valable par le professeur Maurice Duverger, de majorité parlementaire rendue en quelque sorte automatique par le bipartisme. Bien au contraire, la vie politique canadienne continue de cultiver un multipartisme au point que même les perspectives de ne compter presque aucun élu ne découragent nullement certaines formations de tenter leur chance. Il est vrai que les campagnes électorales canadiennes ne ressemblent guère aux américaines, ni même à ce que tendent à devenir les françaises : une débauche d’argent, de réunions publiques, de messages publicitaires, d’affiches niaises, de slogans passe-partout, de fanions et de feux d’artifice, bien peu compatibles avec la modestie et la modération d’un peuple depuis longtemps forgé par le travail et les véritables libertés publiques.
Est-ce pourquoi les arguments de propagande déversés à grand flot sur les électeurs donnent ici l’impression de glisser sur leurs doudounes plutôt que de s’y accrocher ? La 42e législature fédérale résultant des élections du 21 octobre 2019 sera ainsi la douzième de l’histoire du pays et la septième au cours des cinquante dernières années à ne pas comporter de majorité absolue ; et donc à déboucher sur un gouvernement minoritaire, une des grandes traditions politiques canadiennes étant de préférer cette formule à celle des coalitions boiteuses dont la France des IIIe et IVe républiques a fourni le fâcheux exemple.
Une première analyse du scrutin montre que le parti libéral, largement discrédité par les nombreuses maladresses de son chef et Premier ministre Justin Trudeau, demeure néanmoins le premier parti du Canada, avec 35% des voix et 157 élus. Mais il perd aussi 20 sièges et la majorité de la Chambre, qui est de 170. Le parti conservateur d’Andrew Scheer, longtemps donné gagnant, non en raison de son programme mais de l’usure du pouvoir précédent, progresse certes sensiblement, passant de 97 élus à 121, mais sans franchir la barre fatidique et demeure donc en deuxième position. Le Nouveau parti démocrate (NPD), formation que l’on pourrait qualifier de « socialiste modérée », est le plus gros perdant, descendant de 40 à 24 élus. Le parti vert qui comptait trois députés n’en comptera pas davantage : la percée annoncée ne s’est pas produite. En revanche, et c’est la principale surprise du scrutin, le Bloc Québécois, indépendantiste et ne présentant de candidats qu’au Québec, fait un énorme bond en avant, passant de 10 à 32 sièges au moment où l’on croyait enterrés les vieux fantasmes de l’indépendance. Un résultat qui laisse donc perplexes les observateurs, depuis longtemps habitués, sans en avoir souvent conscience, à appliquer l’aphorisme de Tocqueville. Comment en est-on arrivé là ?
Les « défis de demain » ne font plus recette
La première chose qui frappe provient de la campagne électorale, terriblement ennuyeuse avec une impression de mille-fois-déjà-vu : des promesses à tout va, ici pour arroser d’argent public, là pour baisser les impôts – pour les uns ceux des riches, pour les autres ceux des pauvres, ou encore ceux de tout le monde –, des attaques rabâchées sur l’équilibre financier introuvable dans les projets de l’adversaire ; les soupçons d’arrière-pensées que rien ne confirme ; les informations erronées (« plus c’est gros mieux ça passe » disait le communiste français Georges Marchais) ; le souci constant de ne mécontenter personne, ni les environnementalistes qui ne veulent pas de nouveaux oléoducs ni les productivistes qui réclament, avant tout, des emplois ; ni les partisans du libre-échange ni les protectionnistes, ni les partisans d’une plus grande autonomie des provinces ni ceux d’un État fédéral fort pour mieux « relever les défis » du monde de demain, etc. À ratisser trop large, on ne ratisse plus rien, tout bon jardinier sait cela. Mais peut-être que, justement, nos démocraties manquent de jardiniers. Et que, comme la nature et les plantes, l’électeur canadien est un homme ou une femme têtue qui ne s’en laisse pas compter.
« Sauf que l’indépendance ne viendra pas au terme d’un long exercice pédagogique où de doctes militants auront expliqué au bon peuple pourquoi il se trompait jusqu’à présent. Elle viendra au terme d’une crise de régime révélant au grand nombre, à la manière d’un choc politique et symbolique, la contradiction insurmontable entre la défense de notre identité et notre appartenance au Canada. » Mathieu Bock-Côté, 26 octobre 2019. Il semble qu’Yves-Francois Blanchet, leader du Bloc Québecois, soit d’accord.
La meilleure illustration en est fournie par l’échec des Verts : malgré des moyens importants, malgré le martèlement généralisé des arguments, malgré le concours inopiné de Greta Thunberg, la jeune passionaria de la lutte contre le réchauffement climatique, tout se passe comme si l’électeur était resté sceptique, voire hostile, devant cette idée loufoque que la terre serait en danger en retrouvant dans cent ans les températures que l’on connaissait au XVIe siècle du fait du plus inoffensif de tous les gaz, le dioxyde de carbone, celui qui assure la photosynthèse des arbres…
En second lieu, on peut affirmer que si l’électeur n’a, finalement, pas départagé libéraux et conservateurs, c’est moins par hésitation que par désintérêt pour les vieilles machines politiciennes qui donnent l’impression de tourner sans fin sur elles-mêmes sans avoir la capacité de maîtriser, selon la formule du général de Gaulle, « cet ensemble de desseins continus, de décisions mûries, et de mesures menées à leur terme, qu’on appelle une politique ».
Faut-il donc voir dans le sursaut du Bloc Québécois une déception à l’égard des grands partis fédéraux, trop peu identifiés à la personnalité du Canada et tentés de gouverner en s’appuyant, d’une part sur de prétendus experts, d’autre part sur des institutions dites représentatives et qui ne représentent plus grand monde, ainsi que l’exposait ici récemment Jean-Baptiste Donnier ? Car, en la matière, le Canada ne fait hélas pas exception parmi les grandes démocraties modernes incapables de surmonter leurs trois problèmes majeurs : la brièveté des mandats et la campagne électorale permanente quand il faudrait, au contraire, pouvoir conduire des politiques à très long terme ; l’obsession de la communication qui a remplacé tout à la fois la réflexion et l’action ; enfin la subtilisation de la souveraineté par des cénacles irresponsables, échappant à tout contrôle populaire mais disposant, par la menace ou par la récompense, d’une influence déterminante dans tous les lieux du pouvoir.
Le temps ne serait-il donc pas venu de poser la question à ceux que la politique a conservé intacts et qui détiennent, en dernier ressort, les clés de la légitimité ?
Par Daniel de Montplaisir
Illustration : Justin Trudeau saluant avec enthousiasme son relatif échec.