L’idéologie libérale exigeant la disparition des monopoles d’État, EDF a été dépecée. Mais le citoyen-consommateur y a-t-il gagné quoi que ce soit ? Non. Les énergies alternatives sont financées par des taxes et le prix de l’électricité, devenu purement spéculatif, varie au gré des financiers. Le Marché triomphe,
le citoyen-client finance.
Depuis l’effondrement du monde soviétique et, en France, la conversion des gouvernements socialistes au développement des marchés financiers, on nous répète que le monde occidental est entièrement dominé par le libéralisme le plus absolu. La Commission européenne, qui croit en la concurrence universelle, expliquant qu’elle est la condition sine qua non du progrès pour tous, participe fortement à l’entretien de cette illusion. En fait cette idéologie de la libre concurrence se heurte chaque jour aux réalités et a pour effet de tuer le fonctionnement d’un marché véritable. Les prix censés permettre une rencontre équilibrée entre l’offre et la demande, et traduire ainsi la valeur de l’utilité d’un produit, ne répondent plus à cet objectif. Le « pouvoir de marché » des entreprises intermédiaires – dont le souci principal est de se créer une rente de situation et de la conserver – et le comportement grégaire des gouvernements des pays riches – qui leur sont soumis par le truchement du financement des campagnes électorales – ont tout perverti. L’exemple du marché de l’électricité suffit à montrer les aberrations qui en résultent et portent atteinte à la liberté des consommateurs.
Le démantèlement de tout monopole étatique
L’idéologie « ultra-libérale » véhiculée par les économistes de l’école de Chicago impose, en particulier, la disparition de tous les monopoles d’État et la séparation patrimoniale des biens qui y concourent par une activité intégrée, comme la production, la circulation et la distribution de l’électricité. De plus, lorsque l’une de ces activités concerne la gestion d’un réseau, elle doit être isolée et organisée de façon à offrir un traitement « équitable » à tous ses fournisseurs et usagers qui doivent pouvoir y avoir accès de façon indiscriminée. C’est en vertu de cette analyse idéologique que la Commission européenne a exigé qu’en France le monopole d’EDF soit démantelé entre un producteur (EDF), un réseau de transport (RTE) et un distributeur (ENEDIS). C’est une directive du 19 décembre 1996 qui a imposé l’éclatement du monopole en ses diverses branches et l’ouverture à la concurrence de chacune d’entre elles.
La mise en place de ce nouveau marché européen de l’électricité s’est alors heurtée à une difficulté majeure : le fait que la concurrence ne peut pas s’appliquer de façon uniforme aux producteurs, dont les investissements et le savoir-faire sont très importants, et aux distributeurs, qui ne sont que de simples intermédiaires dont la valeur ajoutée n’est pas de même nature. Ces intermédiaires se contentent d’acheter l’électricité à un fournisseur, de la faire circuler sur un réseau et de la vendre à leurs clients. Ils n’ont pas besoin d’investissement spécifiques ; il leur suffit d’avoir librement accès à tous les fournisseurs possibles sans qu’aucun d’eux ne puisse jouir d’un avantage concurrentiel particulier, de pouvoir faire librement circuler l’électricité achetée sur un réseau intégré au niveau européen et de la revendre à leurs clients en leur proposant une offre personnalisée en fonction de leur politique commerciale propre. Ce système considère pour rien le fait que sur le réseau tous les électrons circulent de façon indifférenciée et qu’ils y sont donc mélangés, quels qu’en soient leur provenance et leur mode de fabrication. En fait, un distributeur achète une certaine quantité d’électricité à un fournisseur et revend la même quantité à ses clients. Plus encore que la monnaie, l’électricité est fongible.
Un monopole de production d’origine nucléaire dans un marché libre
En France, EDF jouissait aussi du monopole de la fabrication. Et si l’entreprise nationale a été autorisée, à contrecœur, à conserver son monopole de mise en œuvre des centrales nucléaires, elle a dû céder ses barrages hydrauliques à des concurrents potentiels. Seulement le coût de fabrication de l’électricité n’est pas le même selon le mode de production utilisé. L’électricité d’origine nucléaire est bien moins onéreuse que celle d’origine thermique (centrales à gaz ou à charbon). Dès lors EDF se trouvait dès le départ avantagée et jouissait d’une position dominante dont la Commission européenne avait peur qu’elle abuse. Elle a donc pris deux séries de mesures. La première a consisté à imposer à EDF de vendre à ses concurrents dans l’activité de distribution, un tiers de sa production d’électricité d’origine nucléaire à un prix réglementé de 42 euros le mégawatt/heure et de ne plus disposer pour ses propres clients que des deux tiers de sa production. La seconde a été de susciter le développement de la production privée d’électricité produite par des énergies dites renouvelables (éoliennes, panneaux photovoltaïques). Mais ces électricités sont beaucoup plus chères à produire ; d’abord parce qu’elles nécessitent des investissements lourds (et qu’aucun des matériels nécessaires n’est fabriqué en France), ensuite parce que leur production n’est pas stable dans le temps et doit donc être complétée en tant que de besoin par des centrales thermiques, ce qui permet de penser que, pendant de nombreuses années encore le charbon restera la principale source d’électricité dans le monde. Or comme le coût de revient de cette électricité propre ne pouvait pas être compétitif, la Commission européenne a inventé une nouvelle façon de la subventionner, sans que ces subventions ne puissent donner lieu à une répartition discriminatoire entre les fournisseurs. Le prix d’acquisition de cette électricité est garanti à hauteur de 220 euros le mégawatt/heure ; la différence entre ce prix garanti et celui pratiqué sur le « marché européen de l’électricité » est financé par une nouvelle taxe payée par le consommateur et qui frappe aussi bien celle d’origine nucléaire que celle d’origine thermique, solaire, éolienne, hydraulique…
La Bourse européenne de l’électricité
Pour assurer la sécurité de l’approvisionnement on a donc organisé une « Bourse européenne libre » de l’électricité confiée à la gestion d’une société privée, Powernext. Sur cette Bourse, les producteurs excédentaires à un moment donné peuvent vendre leur électricité aux fournisseurs qui en ont besoin pour leurs clients. Pour que la concurrence puisse jouer librement, la directive européenne du 5 juin 2019 a poussé à la « tarification dynamique » de l’électricité au client final. En vertu de ce texte, finis les tarifs réglementés garantis ; le prix facturé au client doit refléter, heure par heure, le cours de l’électricité pratiqué sur la Bourse européenne de l’électricité, ce qui a été rendu possible en France grâce au développement du compteur Linky. Désormais le prix de l’électricité facturé aux clients ne se réfère plus au coût moyen de production et de distribution mais ne reflète plus que l’intensité de la spéculation sur les marchés internationaux. Si l’on en croit l’association de consommateurs CLCV, citée par Capital le 14 juin 2023, certains fournisseurs alternatifs déclareraient des besoins supérieurs à ceux nécessités par les besoins réels de leurs clients afin d’acheter à EDF plus d’électricité au tarif réglementé par l’ARENH afin de la revendre au prix fort sur Powernext.
Comme nous l’avons vu, les électrons sont fongibles. Dès lors nul fournisseur ne peut dire que l’électricité qu’il vend a telle ou telle origine. Et pourtant, il est intéressant dans le monde actuel de dire que cette énergie est « propre » ; c’est un bon argument de vente. On a donc créé un nouveau marché : un producteur d’électricité « verte » peut vendre à n’importe quel intermédiaire qui est prêt à en payer le prix, un « certificat » spécial qui permet à ce distributeur de lier virtuellement l’électricité qu’il distribue à une source particulière d’énergie et de prétendre ainsi qu’il atteint la « neutralité carbone ».
Le client est roi !
Compte tenu des aléas politiques rencontrés depuis deux ans, le gouvernement français a imaginé de mettre en place le « bouclier tarifaire » qui consiste à déporter sur le contribuable une partie du coût de l’électricité consommée. Comme les finances publiques sont déficitaires, ce surcoût électrique dû à la spéculation est renvoyé, augmenté des intérêts des emprunts contractés pour financer le mécanisme, sur les générations futures. C’est probablement ce que l’on appelle la « vérité des prix ».
Si le client est roi, comme le veut la doxa actuelle, il est le Roi des C… ! Grâce à cette usine à gaz, nul ne peut plus aujourd’hui calculer à combien devrait revenir le coût de l’électricité qu’il consomme, ni combien il devra payer demain. Quant au contrôle de la régularité de ces divers mécanismes, c’est une véritable gageure. Mais l’idéologie est sauve : la concurrence existe et le marché européen de l’électricité est bien unique et totalement intégré.