On assiste à un curieux paradoxe depuis 40 ans : nous avons une domination idéologique et culturelle de la gauche, supposée contestataire ; elle est particulièrement virulente et efficace dans l’imposition d’un type de pensée et d’une forme de politiquement correct (wokisme et féminisme dur, écologie culpabilisante, etc.). Et cependant on ne peut que constater l’échec des mouvements de protestation ou de révolte (en général de gauche, parfois neutres ; on mettra ici de côté les mouvements à thème professionnel). Sur la période, il a été bien sûr possible à des partis de gauche d’arriver au pouvoir, mais c’étaient des partis classiques, de type social-démocrate. Ni révolutionnaires, ni liés à des mouvements de protestations. Et ils n’ont pas eu d’impact massif.
Pourtant des mouvements de protestation ont pu et peuvent germer et prendre de l’ampleur très rapidement, mobilisant beaucoup de monde, notamment grâce aux réseaux sociaux, et faisant beaucoup de bruit. Mais ils retombent assez vite malgré les apparences du début : Occupy Wall Street, Indignados, Gilets jaunes, Soulèvements de la terre, etc. La plus significative et la plus intense a été Black Lives Matter (BLM) aux États-Unis, mais là aussi le soufflé est retombé.
Mouvements sans lendemains
Ces révoltes sont en général thématiques : contre la finance, la politique agricole, des infrastructures lourdes, les Blancs, etc. Très variées, donc, plutôt à gauche mais parfois neutres (Gilets jaunes, un cas un peu à part), avec un point commun : le rejet des gens au pouvoir, vécus comme une caste. Mais elles ne changent pas grand-chose : des modifications de curseurs, le rappel d’une mesure ponctuelle, ou l’arrêt d’un projet. Sauf éventuellement à enfoncer le clou dans le champ idéologique, dans le sens des idées dominantes, en particulier en bloquant les points de vue différents. Au plus, on aura un effet sur les finances publiques, notamment en France où le pouvoir achète toutes les contestations, notamment depuis Macron, et un effet de blocage encore accru. Mais ces révoltes ne débouchent jamais sur un mouvement politique nouveau, et parfois même l’ont exclu explicitement (Gilets jaunes). Aucune synthèse nouvelle ou perspective n’en sort.
De façon analogue, les émeutes de banlieue à base d’immigrés ou de leurs descendants n’ont pas non plus d’effet durable autre que de dépense budgétaire – type 2002 ou 2023, mis à part l’effet local de renforcement de l’anarchie et du règne des petits chefs locaux ou des dealers. Elles sont, il est vrai, particulièrement peu articulées idéologiquement ou politiquement ; mais elles sont suffisamment perçues comme dans le sens de la doxa pour rester sans vraie opposition ou réaction.
En revanche, quand la manifestation est classée à droite et qu’elle n’est donc pas politiquement correcte, il n’y a aucun effet, politique, idéologique ou budgétaire, quelle qu’en soit l’ampleur (Manif pour tous) – autre que de rejet dans la rhétorique dominante, voire la dissolution des mouvements, même simples groupuscules.
Quand les révoltes réussissent à renverser un pouvoir, c’est toujours en dehors du monde développé occidental. Mais cela n’aboutit pas non plus à de vrais changements, sauf en pire : les supposés Printemps arabes en sont un bon exemple. On pourrait aussi citer plusieurs retournements appréciables en Afrique, ainsi dans le Sahel, mais dont la réussite reste là aussi à démontrer. À mettre à part, cependant, un cas très particulier : les émeutes de Maïdan en Ukraine. C’est une révolte réussie, de son point de vue, et qui a débouché sur des événements dramatiques. Mais cela n’a pris d’ampleur que du fait d’un contexte stratégique unique ; sinon ce serait resté sans doute une péripétie.
Pour en revenir aux pays développés, on notera la différence avec les glissements politiques observés sur la même période, à savoir la montée impressionnante des « populismes » et de ce qu’on appelle l’extrême droite ; or ces mouvements prennent habituellement grand soin à se démarquer des révoltes. On a ici des mouvements politiques bien réels, même si leur doctrine et leurs propositions sont souvent assez peu consistantes. Mais ils restent à contre-courant et ont souvent une réelle difficulté à gouverner de façon originale, hors cas particuliers : voir les cas de Trump, Bolsonaro, Salvini ou Meloni, ou du PIS. Seul l’exemple hongrois a été durable. On notera, ici encore, la différence avec le monde non-occidental, dont témoigne la réussite politique d’un Modi en Inde.
Un symptôme de déliquescence ?
Comment expliquer la faible réussite des mouvements de révolte, qui sont pourtant, en général, en phase avec l’idéologie dominante ? Rappelons d’abord que les mouvements violents, révolutions en particulier, terrorismes, ont été rarement efficaces dans l’histoire, au vu des buts qu’ils proclamaient. Mais à ce stade, c’est l’insignifiance qui domine.
Une explication possible est le recul des structures collectives qui auraient pu, à d’autres époques, leur donner de la consistance sur la durée : l’individualisme, le recul de l’associatif, celui encore plus fort de toutes les autorités et pas simplement celles « de droite » : syndicats, partis politiques, etc. Ces derniers deviennent en effet de simples machines, sans autre base que quelques militants plus ou moins agités mais instables, et très peu dans la population, hors résonance temporaire sur des slogans ou des causes vite oubliés. Voir LFI, voir les écologistes. Il y a encore moins de base sociale un tant soit peu identifiée comme l’était la classe ouvrière. On fonctionne en réalité sur le mode du spectacle ou même du happening, de la « flash mob ». D’où la recherche d’effets médiatiques ou de symboles émotionnels permettant d’agiter les réseaux sociaux, mais cela n’a qu’un temps. En face, il est vrai, la répression est de son point de vue plutôt rusée, évitant avec une certaine efficacité les cycles provocation/ répression.
On peut trouver une autre explication dans les modalités de domination de l’idéologie dominante : suffisante pour imposer ses références dans certains domaines symboliquement forts (les mœurs), elle n’est pas équipée, ni pertinente, pour mordre véritablement sur le système.
En bref, on a d’un côté une agitation sporadique, parfois intense, jamais durable, en général en phase avec les idées dominantes dans les médias ou la culture, politiquement correctes et imposant le politiquement correct mais sans aller plus loin ; et de l’autre, comme on l’a vu, des mouvements politiques à base bien plus large, populistes, mais conspuées par la pensée dominante. Et dans les deux cas, assez peu de consistance dans les idées et les programmes.
On se dit alors que cela peut durer un certain temps. Une telle constatation n’offre certes pas de certitude prédictive. Mais elle montre la difficulté d’un changement politique un tant soit peu significatif dans des sociétés pourtant apparemment fluides comme les nôtres. Encore une fois, cela ne fait pas disparaître l’emprise apparemment croissante de l’idéologie, dont on voit les effets à l’Université, dans les médias ou les tribunaux. Mais la traduction politique ou structurelle en reste comparativement limitée.
Cela peut changer avec l’accumulation des dérives, la fatigue des castes au pouvoir, les limites des solutions budgétaires et de l’endettement. Mais en cas de rupture, le gagnant rencontrera bien des difficultés, entre la réprobation et l’hostilité qui affectent les droites, et l’impréparation manifeste, les délires intellectuels ou l’inconsistance des gauches.
Illustration : Les Gilets jaunes manifestent encore en 2023, en 2024, dans la complète indifférence politique et médiatique de ceux qui font et tiennent l’opinion.