Depuis le plébiscite du 1er octobre dernier (90% de oui, mais 42% de votants !) et le vote de l’indépendance le 27 octobre par le parlement catalan, la crise est toujours ouverte et le processus bloqué. Si, d’ici le 22 mai, aucun président de l’exécutif régional n’a pu être élu à Barcelone, il faudra procéder à de nouvelles élections.
Les juridictions allemandes
Or, récemment, les choses se sont encore compliquées. Le 25 mars, Puigdemont a été arrêté en Allemagne, à la suite d’un mandat d’arrêt européen lancé par Madrid. Mais, le 6 avril, le tribunal du Schleswig-Holstein concerné a remis le leader catalan en liberté, à condition qu’il reste en Allemagne, jusqu’à la fin de son procès. Certes, ce tribunal a statué que Puigdemont n’était pas un réfugié politique mais avait fui la justice espagnole. Cependant la justice et le gouvernement espagnols sont fort peu satisfaits. En effet, Madrid avait formulé dans son mandat d’arrêt deux accusations : l’utilisation illicite de fonds pour la tenue du référendum du 1er octobre dernier, et le délit beaucoup plus grave de « rébellion » (jusqu’à 30 ans de prison en droit espagnol). Mais le délit de rébellion n’existe pas en droit allemand. De façon approximative, cela correspond au délit de trahison, qui, lui, existe en Allemagne.
Seulement le tribunal allemand, dans ce premier arrêt, n’a pas retenu le délit de trahison ; en effet, dans son appréciation, les actes de violence qui ont accompagné la tenue du référendum n’ont pas été suffisamment graves pour justifier l’accusation de trahison. Il a donc jugé qu’il n’y avait pas lieu d’extrader Puigdemont vers l’Espagne immédiatement. Il faut donc attendre la suite et le jugement définitif, portant sur la deuxième accusation, l’utilisation illicite de fonds publics, accusation pour laquelle la justice allemande a demandé à Madrid des compléments d’information. Mais si finalement le jugement ne retenait que le chef d’accusation, l’utilisation illicite de fonds, et s’il était extradé, Puigdemont ne pourrait être jugé en Espagne que pour ce fait, et pas pour l’accusation de rébellion. Ce qui compliquerait assurément le procès prévu pour fin octobre – début novembre à l’encontre de 24 autres séparatistes détenus en Espagne : leur chef serait le seul à ne pas être jugé pour trahison !
Le 25 mars dernier, Carles Puigdemont a été arrêté par la police allemande au moment où il franchissait cette frontière. Politique magazine
La difficile riposte espagnole
Bien entendu, la procédure, fort complexe, continue et Madrid médite de requalifier la rébellion en simple « sédition », ce qui ne comporte qu’une peine de prison de 15 ans. La justice espagnole va tenter d’en convaincre son homologue allemande. Mais, même si ce nouveau chef d’accusation n’était pas retenu par celle-ci, 45 jours après sa condamnation à Madrid pour usage frauduleux de fonds publics, Puigdemont pourrait être jugé une deuxième fois, cette fois pour « sédition » ; ce délit n’ayant pas été inclus dans le mandat d’arrêt européen et n’étant donc pas concerné par le jugement d’extradition allemand, la procédure dans ce cas ne serait pas bloquée. Il est évident que l’éventuelle extradition suivie d’un jugement à Madrid ne calmerait pas les esprits en Catalogne…
Mais, surtout, dès maintenant, après le refus de la Belgique d’extrader Puigdemont, le refus similaire de la justice écossaise et de la Suisse de livrer d’autres accusés, et l’incertitude dans le cas de la RFA, on constate un début d’internationalisation juridique de la question catalane. Il est patent que Berlin regrette que Madrid ait choisi la voie judiciaire, et non pas celle de la négociation politique. D’autant plus que, dès sa libération de la prison de Flensburg, Puigdemont a multiplié les déclarations et récolté des soutiens, en particulier dans les partis de gauche. Lors d’une conférence de presse à Berlin, il a renouvelé sa demande d’une médiation de l’Union européenne, ajoutant qu’il pourrait même renoncer à l’objectif de l’indépendance totale.
D’autre part, sur le plan politique, le gouvernement Rajoy doit absolument trouver une issue : il ne peut même pas actuellement faire adopter le budget pour 2019, les Basques ayant refusé de le voter à la chambre des députés espagnole, par solidarité avec les Catalans. En attendant, la pression internationale monte, comme le montre en particulier la lecture des grands organes de langue allemande.
L’Allemagne et l’Europe
À Berlin, des voix se font entendre, de plus en plus nombreuses, pour que l’Union européenne intervienne. Non seulement les socialistes et le parti de gauche Die Linke, qui en parlent depuis longtemps, mais aussi désormais des membres de la CDU. Un député européen de ce parti, Elmar Brok, vient de prendre position en faveur d’une telle médiation, à condition que les deux parties évidemment soient d’accord, et que les Catalans renoncent à l’indépendance complète – ce que Puigdemont lui-même, on l’a vu, estime possible. Il s’agirait d’arriver, grâce à la médiation de Bruxelles, à un nouveau statut d’autonomie pour la Catalogne. Selon lui, Mariano Rajoy dans ces conditions ne pourrait pas refuser.
Le gouvernement fédéral pour le moment ne veut pas en entendre parler, mais de nombreuses personnalités du parti SPD, l’autre pilier de la Grande coalition, approuvent la position d’Elmar Brok. Du côté des Verts, leur président fédéral a rallié lui aussi ces vues et propose une médiation soit de la Commission, soit du Parlement européen.
Bien entendu, d’autres responsables contestent ces idées, estimant que l’Union ne doit pas apparaître comme l’instrument de la dissolution de ses membres. Mais certains parlementaires, chez les Verts et à la CDU, expliquent que de nombreux pays membres qui ont des problèmes similaires chez eux, ne seront pas disposés à laisser Bruxelles s’occuper de la Catalogne, de peur de créer ainsi un précédent. Et ils suggèrent que ce serait à la RFA de jouer ce rôle de médiateur.
le Premier ministre espagnol Rajoy a sur les bras une affaire compliquée et explosive. Politique magazine
Vers une médiation
Cependant certains comprennent que la situation de supériorité, même de quasi hégémonie, de l’Allemagne en Europe la gênerait : cette situation, et le passé, la contraignent à n’agir que dans le cadre des institutions de Bruxelles. Mais pourquoi pas alors une médiation à un niveau moins élevé, à celui par exemple du Land de Schleswig-Holstein, argumente le président des Verts, qui se trouve y être ministre ? Outre le fait que c’est le tribunal de ce Land qui juge en ce moment la demande d’extradition de l’Espagne, une forte minorité danoise y vit depuis le XIXe siècle, et, après des générations de forte tension, l’harmonie entre les communautés règne. Pourquoi ne pas utiliser cette expertise ?
Cette dernière suggestion, ainsi que celle d’une médiation purement allemande, ne paraissent pas avoir grande chance de réussir. Mais l’éditeur en chef renommé de la Neue Zürcher Zeitung, Eric Gujer, a fait remarquer dans un éditorial retentissant que l’Union européenne pratiquait un double standard : elle intervenait dans les affaires intérieures de la Pologne – la réforme judiciaire en cours – avec des menaces de sanctions au nom des « valeurs européennes », alors qu’elle ne s’était pas manifestée dans l’affaire catalane qui selon lui concerne également ces mêmes valeurs.
Incontestablement les pressions en faveur de l’internationalisation et de l’européanisation montent. Et Madrid envisage, si le tribunal du Schleswig-Holstein ne lui donnait pas satisfaction, d’en appeler à la Cour européenne de justice de Luxembourg. Ce serait, à mon avis, mettre le droit dans un engrenage fatal, et le seul fait que cette procédure soit évoquée montre la difficile situation dans laquelle se trouve le gouvernement espagnol. Quant aux avocats de Puigdemont, ils ont l’intention, si celui-ci finissait par être extradé, d’en appeler à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Or celle-ci botte de plus en plus souvent en touche à Luxembourg, ce qui nous ramènerait au cas précédent.
L’européanisation de la question catalane me paraît donc tout à fait possible. Étant entendu que la Cour de Luxembourg travaille beaucoup en fonction de sa propre jurisprudence, qu’elle a considérablement élargie au-delà de son mandat de départ, on peut se demander ce que de telles instances donneront à l’avenir pour nos propres problèmes… Du moins, peut-on espérer que personne ne viendra nous contester la possession de Mayotte – même si l’ONU ne reconnaît pas l’annexion de ce département par la France !