Le processus de formation de l’Espagne est très différent de celui de la France où, à partir de la « centralité » d’une dynastie, les Capétiens, se construit, peu à peu, empiriquement, une nation, à travers des conquêtes et des alliances, à la recherche des frontières du « pré-carré ».
Processus historique de formation de la nation Espagne
L’invasion arabe et le processus de reconquête chrétienne qui l’a suivie, font naître et se développer une série de royaumes et principautés, qui confluent, finalement, vers deux grandes couronnes : la Castille et l’Aragon. La Castille et l’Aragon s’unissent, en la personne de leurs rois, Ferdinand et Isabelle et, en quelque manière, ils atteignent leurs frontières naturelles. Mais cette union se réalise à travers la personne des Rois Catholiques et chacun de ces peuples conserve ses lois, usages, coutumes et sa langue : ses « Fueros ».
La modernité a rogné progressivement ces « fueros » et libertés : la vision « régalienne » de Charles 1er d’Autriche en a presque fini avec les libertés castillanes et le « centralisme » du premier Bourbon, Philippe V, abroge les fueros d’Aragon, de Catalogne, de Valence et des Îles Baléares.
Mais tout cela – quoique grave – est sans aucune comparaison avec l’authentique agression centraliste et, plus encore, uniformisatrice dont, vous, les Français, êtes paradoxalement, à la fois, les « coupables », les victimes et le modèle paradigmatique, et que « les fils des Lumières » et leurs héritiers, les Jacobins enragés, ont impulsé avec le libéralisme. Mais, en Espagne, cela ne leur fut pas facile et, en l’espace de cinquante ans (1830-1880), ils se sont retrouvés face à un peuple en armes, pour défendre jusqu’à la mort ses traditions.
On a appelé cela les guerres carlistes et – quoique perdues – ces guerres ont rendu possible qu’au moins les Basques et les Navarrais conservent de nombreuses particularités « forales » dans leurs Statuts, parmi lesquelles la « Concertation économique » qui consiste en ce qu’ils perçoivent l’impôt et, ensuite, payent à l’Etat le montant « pacté » qui, naturellement, est toujours inférieur en pourcentage à la contribution directe des autres régions.
En bref, nous pourrions dire qu’en Espagne le changement de l’« Ancien Régime » au nouveau n’a pas été bien achevé. De fait, l’actuelle fièvre catalane a pour prétexte le refus du gouvernement central de négocier une « Concertation économique ». Cependant, il faut dire que le gouvernement ne peut faire autre chose, parce que la Constitution ne le permet pas. Auparavant, il faut la réformer.
Manifestation massive de Catalans pour l’unité espagnole.
Structuration de l’Espagne actuelle et sa Constitution
Dans les années dites de la Transition (1970-1990), il y avait un sentiment de « différence » et une mobilisation pour cette différence, en Catalogne, à Valence, aux Baléares, au Pays Basque et en Navarre, et, dans une bien moindre mesure, en Galice.
Ce sentiment que j’appellerai « différentialiste » se centrait fondamentalement sur les questions culturelles et linguistiques, sans oublier d’autres aspects de la revendication : politiques, économiques, administratifs.
Il est logique que ce soient les territoires signalés qui aient été les plus motivés, parce qu’y survivaient, avec une plus ou moins grande intensité, une langue et une culture propres, partageant l’espace, de manière inégale avec le castillan, langue de la culture officielle ; elles étaient généralement maltraitées. Mais ces langues étaient très vivantes et utilisées habituellement par des millions de personnes : rien à voir avec la situation des langues régionales en France.
Il faut dire que, dans ces années-là, l’immense majorité des gens mobilisés le faisaient par amour de ce qui était leur ; il y en avait très peu qui le faisait en haine de l’Espagne et de ce qui est espagnol. Cette situation a changé ; maintenant, énormément de jeunes de ces régions – surtout basques et catalans – s’activent par haine de l’Espagne. Ils l’ont apprise par une gigantesque opération de lavage de cerveau qui a duré trente ans, dans les écoles, instituts, universités et moyens de communication.
Dans un premier temps, il aurait été possible de donner une suite à ces véritables aspirations d’autonomie, d’une part en les centrant sur ce qui est fondamental, en ne livrant pas, avec armes et bagages, tout le pouvoir médiatique, culturel et éducatif, aux partis nationalistes, ou en maintenant des programmes éducatifs et d’enseignement cohérents et unitaires – bien qu’à Barcelone ils soient enseignés en catalan et à Séville en castillan – ; d’autre part, en faisant appliquer les lois – aussi bien nationales que régionales – relatives à l’enseignement et à l’usage des langues co-officielles, et en n’acceptant pas les injustices, comme les difficultés subies par beaucoup de familles en Catalogne et au Pays Basque – aussi bien qu’en Galice – pour pouvoir faire donner à leurs enfants un enseignement en castillan, ou les amendes infligées aux entreprises et commerces qui ne rédigent pas en catalan, etc.
Cependant, les politiciens de bonne foi, peut-être pour banaliser la chose, ont décidé d’étendre l’état d’autonomie à toutes les régions, y compris lorsque certaines d’entre elles n’en avaient pas besoin et ne le demandaient même pas. Depuis lors, ce qui a fait fureur, c’est la surenchère comparative, le « Moi, je veux plus », caractéristique des partis nationalistes au Pays Basque et en Catalogne, parce que eux « ne peuvent pas être égaux » au reste des Espagnols ! Ce qui a commencé par être une revendication de leur légitime « différence », est, maintenant, une exigence d’être « plus », c’est-à-dire d’être indépendants.
Dans ce contexte, il est difficile de progresser vers un État véritablement fédéral. Un État fédéral serait nécessairement égalitaire, s’agissant des compétences de toutes ses composantes, et, cela, c’est justement ce que les séparatistes ne peuvent supporter.
À cet ensemble de causes s’en ajoutent d’autres, peut-être plus futiles, mais qui deviennent de plus en plus significatives. Bien que quelques analystes croient qu’il ne s’agit que d’une question d’argent, d’autres – dont nous – ne le voient pas ainsi.
Il est certain que la Catalogne est littéralement en faillite, comme, d’ailleurs, toutes les Communautés autonomes, à l’exception du Pays Basque et de la Navarre ; ses gouvernants ont fait des ravages par leurs gaspillages et actes de corruption – comme les autres.
Mais, même si le Gouvernement central leur avait concédé des finances propres – ce qu’il a refusé, refus qui a été le détonateur de la crise catalane, parce qu’il n’y a pas d’argent et parce que cela ne peut pas se faire sans préalablement réformer la Constitution –, cette concession n’aurait fait seulement que retarder la crise.
Le cas des Basques est très clair, puisque, alors qu’ils disposent de leurs finances propres et des compétences en matières éducative, culturelle et linguistique, leur nationalisme « modéré » pousse toujours plus vers l’indépendance.
La monarchie a, en Espagne, un rôle irremplaçable.
Que penser ? Que faire ?
Dans ce contexte et, sans aucun doute, à moyen ou long terme, que reste-t-il à l’Espagne ?
Premièrement, il faut réaffirmer bien haut et bien fort que l’Espagne n’est ni la Tchécoslovaquie, ni la Yougoslavie ; plus de cinq cents ans d’une conscience et d’une vie communes laissent des traces.
En second lieu, malgré trop d’années de manipulation par les médias, d’intoxication par l’éducation et d’immersion linguistique, nous avons ici les sondages : aussi bien en Catalogne qu’au Pays Basque, la somme de ceux qui se sentent espagnols et basques ou catalans, ou seulement espagnols, dépasse clairement le nombre de ceux qui ne se sentent que basques ou catalans ; et si, au Pays Basque, plus de 70% utilisent, comme langue habituelle, le castillan, en Catalogne 50% en font autant. Même s’il est sûr que, pour diverses raisons, ces populations apparaissent comme peu mobilisées, il est très possible que cela commence à changer.
Il ne faut pas oublier, non plus, s’agissant de ces deux Communautés autonomes, si intimement reliées au reste de l’Espagne, que plus de 70% de leur économie dépend d’elle et qu’elles souffriraient énormément d’une rupture.
Rappelons aussi que les lois espagnoles elles-mêmes font qu’il appartiendrait au peuple espagnol, pris dans son ensemble, d’accepter, par référendum, cette rupture.
Quant aux institutions européennes, que les séparatistes invoquent, argumentant qu’il n’y aura pas de problème, qu’ils vont rester dans l’Europe et dans la zone euro, est-ce vraiment sérieux ? Que va dire la France, avec l’irrédentisme basque et catalan, à ses frontières ? L’Italie, avec les Ligues du Nord et du Sud ? La Belgique, avec les Flamands et les Wallons ? … Il me semble que seule l’Allemagne serait favorable, parce qu’il est clair qu’elle préfère de petites nationalités, plus ou moins ethnolinguistiques, aux grandes nations historiques.
Alors que la logique et le sens commun le plus élémentaire nous font conclure que la priorité, aujourd’hui, est d’abord de sortir du chaos économique dans lequel nous avons été immergés, et en cela le gouvernement central a raison. Les démagogues séparatistes qui, dans ces circonstances, ont déclenché cet orage, démontrent ce qu’ils sont, des égoïstes non-solidaires et opportunistes. C’est maintenant le moment de prendre le taureau par les cornes et de fermer – bien et pour toujours – ce débat.
Dans les difficiles circonstances actuelles, la Couronne devrait jouer un rôle important. Il n’y a pas de doute que la Couronne doit user de tous les pouvoirs que la Constitution lui donne pour exercer sa médiation et redresser la situation.
Mais, en même temps, il faut être capable de procéder aux réformes nécessaires pour rendre possible l’Espagne réelle.
Du plus profond de la tradition espagnole, il faudrait reprendre l’esprit des « fueros », pour être en adéquation avec notre réalité politique, en donnant à chaque région ce dont elle a besoin, mais dans les limites d’un authentique sentiment de loyauté envers les Espagnes, c’est-à-dire l’Espagne de tous.
La dynastie régnante, à qui personne ne peut contester la légitimité de son origine, a devant elle un grand défi. Dieu veuille qu’elle soit à la hauteur de l’Histoire. L’Espagne en a besoin.