Monde
Viktor Orban, une autre voie en Europe
« Bref, la mère c’est une femme, le père c’est un homme et laissez nos enfants tranquilles ! Point final ! Fin de discussion. »
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Les socialistes vont sans doute garder la majorité à l’Assemblée espagnole, quitte à satisfaire les revendications outrées des indépendantistes catalans. Une victoire inattendue qui est une divine surprise pour l’Union européenne qui a besoin de fédéralistes convaincus pour avancer sur tous ses projets.
Les élections législatives anticipées du 23 juillet ont plongé l’Espagne dans une situation de blocage politique : la Droite, formée par l’alliance entre le Parti populaire et Vox (à la droite de l’échiquier), a obtenu 171 sièges. Les socialistes du président du conseil Pedro Sanchez, avec leurs alliés d’extrême gauche du parti Sumar et différents groupes indépendantistes, ont aussi 171 députés. Or la majorité est de 176. D’une certaine façon, en déclenchant ces élections anticipées, Sanchez a réussi un joli coup : tous les sondages des mois précédents, ainsi que les élections régionales du printemps dernier, faisaient prévoir une large victoire de l’alliance de droite. Mais Vox a perdu 19 députés, et si le PP est redevenu le premier parti, et a gagné 47 députés, c’est beaucoup moins qu’espéré.
Le 23 août, le Roi a confié au chef du Parti populaire, Alberto Núñez Feijóo, qui dispose du plus grand nombre de sièges à l’Assemblée, le mandat de former le gouvernement. Il est peu probable que celui-ci y parvienne, étant donné que les partis indépendantistes basques et catalans, incontournables, ont déjà fait savoir qu’ils ne le soutiendraient pas. En outre il est très affaibli au sein même de son parti par le résultat décevant des élections.
Le mandat irait alors à Pedro Sanchez, qui peut espérer obtenir la majorité nécessaire. Il a en effet déjà réussi à faire élire une socialiste comme présidente de l’Assemblée, avec 178 suffrages, dont les indépendantistes. Mais il n’est pas sûr qu’il réussisse. Alors il y aurait de nouvelles élections, en décembre ou janvier… Pendant ce temps, rappelons que l’Espagne préside pour le semestre en cours le Conseil des ministres de l’Union européenne, présidence cruciale, je vais y revenir.
Pedro Sanchez aura donc absolument besoin, le moment venu, de l’appui des partis indépendantistes. Il peut se considérer déjà comme sûr du soutien des partis basques, le PNV et le Bildu (très dur, héritier de l’ETA, groupe terroriste dont on se souvient avec horreur). Il lui faudrait en plus celui du parti catalan, dirigé par Carles Puigdemont, avec ses sept députés. Puigdemont est réfugié en Belgique depuis son référendum d’indépendance de 2017, jugé à Madrid anticonstitutionnel, pour lequel la justice espagnole veut le faire passer devant un tribunal, ainsi que plus de 700 Catalans accusés d’avoir participé à l’organisation de cette consultation. Mais Puigdemont est député européen, il a lancé des procédures judiciaires, son immunité n’a pas été levée et il n’a toujours pas été extradé.
Puigdemont lui-même est resté prudent depuis les élections, il se réserve de toute évidence une marge de manœuvre. Ses partisans en revanche ont été clairs : l’amnistie pour toutes les personnes poursuivies au titre du référendum de 2017 et l’organisation d’un nouveau référendum. Mais le parti a perdu beaucoup d’électeurs, les indépendantises ne représentent plus qu’un quart de l’électorat, la cause de l’indépendance catalane est en recul relatif, seule la situation de blocage à Madrid lui procure un levier.
Sanchez et les socialistes font valoir qu’une amnistie générale ne serait pas constitutionnelle. Mais d’autres personnalités ne sont pas d’accord, et d’autre part des grâces individuelles mais systématiques sont envisageables. Quant au référendum, il serait également anticonstitutionnel. Mais les socialistes formulent des contre-propositions : allègement de la dette de la Catalogne, un accord de répartition financière favorable à celle-ci, ainsi que de nouvelles compétences. Il est évident que des négociations confidentielles sont en cours, et à mon avis elles ont de grandes chances d’aboutir. Le Parti populaire est déconsidéré auprès des élites européennes et occidentales à cause de son alliance avec Vox, et un échec de Sanchez conduirait à de nouvelles élections et à un prolongement de l’instabilité, au moment où la crise, la guerre en Ukraine et la volonté de Bruxelles d’accélérer le passage à une nouvelle étape fédéraliste dominent le paysage et rendent nécessaire la mise en place la plus rapide possible d’un gouvernement pleinement opérationnel à Madrid, pour retrouver une présidence du Conseil européen efficace.
Si on tient compte en outre de l’évolution des Espagnols eux-mêmes, telle que je crois la sentir, un nouveau gouvernement Sanchez est l’issue non pas certaine, mais la plus probable. Mais à mon avis ce sera autour d’une cote mal taillée dans la question catalane, qui ne videra pas l’abcès, avec des risques de demandes comparables du côté basque.
L’Union européenne a tout intérêt à ce que Sanchez soit remis en selle vers la fin septembre pour que les trois derniers mois de la présidence espagnole puissent être utilisés à fond. Présidence très bien gérée par l’administration espagnole, avec une puissante équipe de diplomates et de spécialistes pour faire avancer les nombreux dossiers en cours, avec le climax du sommet de Grenade en octobre, après le discours d’Ursula von der Leyen devant le Parlement européen sur l’état de l’Union, le 13 septembre, son dernier grand discours avant les élections européennes de juin 2024.
Ces élections sont en effet la grande question : si le nouveau parlement reflète les évolutions droitières récentes de l’électorat européen dans son ensemble, il risque d’être beaucoup plus rétif à accepter les orientations fédéralistes de la Commission (et, ajoutons-le, de ne pas reconduire Madame von der Leyen dans ses fonctions, dont personne à Bruxelles ne doute qu’elle ne souhaite un second mandat…). Donc il faut engranger le plus vite possibles les « avancées » : les dossiers en cours portent sur les questions financières et budgétaires (dans la ligne du « fonds de reconstruction » de 750 milliards d’euros, une novation considérable par rapport au traité de Lisbonne) ; la modification des procédures d’admission dans l’Union, de façon à pouvoir accélérer, dans le contexte de la guerre avec la Russie, l’entrée de l’Ukraine, des Balkans occidentaux et très probablement de la Turquie, et en tout cas lancer très vite les négociations, avec bien sûr d’incalculables conséquences.
Mais le dossier le plus urgent dans la perspective de juin 2024 est celui de la réforme des règles d’accès à l’Espace Schengen, qui conduisent cette année au plus grand rythme d’entrées depuis la crise migratoire de 2015. C’est un point de crispation essentielle pour les opinions, de la Scandinavie à l’Allemagne, à l’Italie et à la Grèce… Le consensus est que si rien n’est fait les élections de juin 2024 verront un changement de majorité au Parlement européen, et l’échec de la politique fédéraliste actuelle. C’est la raison pour laquelle tout le monde souhaite la reconduction de M. Sanchez.
Pendant la campagne électorale, Giorgia Meloni n’avait pas hésité à aller soutenir Vox dans ses grands rassemblements, prenant la parole de façon énergique dans un espagnol très correct, et soulignant l’unité du combat des droites nationales, de l’Italie à la Finlande. Elle-même préside au Parlement européen le groupe des « Conservateurs et réformateurs européens », qui regroupe, outre Vox et les Fratelli d’Italia de Meloni, les partis de droite tchèque et polonais.
Mais avec son habituel pragmatisme elle tient compte de l’échec de Vox, et développe ses contacts avec le Parti populaire, redevenu le premier parti espagnol, et qui pourrait lui ouvrir la voie vers une collaboration avec le Parti populaire européen (démocrate-chrétien), incontournable au Parlement européen. Elle laisse aussi évoquer la question d’une éventuelle coopération avec « Identité et Démocratie », le groupe qui réunit à Strasbourg le RN, la Ligue de Matteo Salvini et l’AfD allemande. Au fond, il s’agirait de constituer la même majorité au niveau européen que celle qu’elle dirige à Rome depuis octobre 2022, qui réunit les différentes droites et le centre-droit démocrate-chrétien. Cela permettrait de mettre un terme à la « Grande coalition » entre démocrates-chrétiens et socialistes qui domine le Parlement européen depuis qu’il a été élu directement, c’est-à-dire depuis 1979.
Cette perspective serait évidemment un orage sur le Temple ! Mais Giorgia Meloni a mené depuis l’an dernier une politique européenne très habile, conciliante. On la prend désormais au sérieux. Le projet de recentrage du Parlement européen qu’elle porte n’est pas irréaliste, et elle a bien choisi son point d’application. On voit bien tous les enjeux qui se jouent en ce moment à Madrid.
Illustration : Pedro Sanchez, fin tacticien électoraliste et probable vainqueur aux points de la course à la majorité, à l’heure où nous bouclons (28 septembre 2023).