Ancien Premier ministre, ancien président de l’Assemblée nationale, ancien ministre des Affaires étrangères, actuel président du Conseil constitutionnel, il arrive cependant à Laurent Fabius d’énoncer quelques évidences frappées au coin du bon sens. Ainsi de cette déclaration récente faite devant un parterre de juristes : « Une chose […] m’apparaît certaine, c’est que l’effort consenti pour négocier au mieux les nouvelles règles européennes et internationales doit redoubler, tant [elles revêtent] une importance essentielle, parfois supérieure pour notre avenir à une série de règles nationales de portée plus limitée et transitoire qui, pourtant, accaparent davantage le débat public ». On ne saurait mieux dire l’importance des prochaines élections européennes, mais aussi, et au-delà, du contrôle que le législateur devrait exercer sur la compatibilité des textes européens, au nom de cette souveraineté nationale dont il est censé permettre l’exercice.
Mais qu’en est-il d’abord de la transcription des règles européennes ? On sait que les règlements sont directement applicables, que les directives supposent une transcription en droit national, avec nécessairement dans tous les cas des conséquences pour notre ordre juridique interne. La solution trouvée est le vote régulier par le Parlement de lois fourre-tout, les lois « portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne », dites « DDADUE ».
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Celle en cours d’examen au Parlement (loi DDADUE 2024) définit – entre autres – les règles pour l’application du règlement en matière d’information du consommateur, l’accès aux moyens de paiement applicables aux infrastructures pour carburants alternatifs, des dispositions sur les services numériques et les marchés de cryptoactifs, la lutte contre le blanchiment d’argent. Mais elle vise (surtout !) la représentation équilibrée entre hommes et femmes dans les organes des sociétés commerciales (directive Women on Boards) ; en matière de transition écologique, les obligations de reprise des déchets de batteries, le système d’échange de quotas d’émissions de gaz à effet de serre dans les domaines de l’aviation et du transport maritime ; sur le plan judiciaire, l’échange d’informations entre les services des États membres et des règles de la garde-à-vue ; en matière sanitaire, l’autorisation des microplastiques dans les dispositifs médicaux de diagnostic in vitro ; sur le plan social, la mise en œuvre dans la fonction publique de la directive sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée des parents et des aidants ; dans le domaine agricole enfin, la gestion d’une partie des aides relevant du Fond européen agricole pour le développement rural par les régions. En cherchant bien, on trouverait certainement le raton laveur de Prévert.
Changer notre législation à bas bruit
Or, en ce début d’année, force est de constater que la représentation nationale aura passé moins de temps à disséquer la loi DDADUE qu’à examiner une question sociétale aussi essentielle pour notre temps que la lutte contre la discrimination capillaire. On nous répondra bien sûr qu’il est trop tard à ce stade pour s’opposer aux textes européens, et que l’État français a participé en amont à leur élaboration, pour ensuite les voter – ou, abandonnant la politique de la chaise vide gaullienne, accepter de voir une majorité les lui imposer. Certes, mais au-delà de la variété de leur champ d’application, qui n’en facilite ni la lecture ni le contrôle, le vote de tels textes montre la manière dont le législateur français conçoit sa tâche.
Car ces textes sont d’abord l’occasion de changer à bas bruit notre législation face aux pressions des juges européens et nationaux. C’est ainsi, par exemple, que les députés ont adopté un amendement gouvernemental modifiant le code du travail pour le mettre en conformité avec le droit de l’Union européenne, suite à plusieurs décisions de la CJUE et de la Cour de Cassation. Une mise en conformité sans doute nécessaire, mais qui crée le risque de voir le législateur aller au-delà. Même chose, pour complaire cette fois aux exigences toujours plus autocratiques de la Commission européenne : les députés ont saisi l’occasion de ce vote pour exiger du gouvernement un rapport sur l’adaptation de la loi du 7 juillet 2023, visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne, aux règles européennes applicables aux services de la société de l’information, et ce à la suite de remarques de la Commission. Par ailleurs, le législateur français peut dépasser les attentes du législateur européen… quitte ensuite à lui faire porter, si besoin est, le chapeau du mécontentement. C’est ainsi que les sénateurs ont modifié ce projet de loi pour étendre l’objectif de parité hommes-femmes dans les organes de gouvernance des entreprises privées à l’ensemble des entreprises publiques. Enfin, ces textes sont l’occasion pour le gouvernement de demander au Parlement d’être habilité à modifier notre droit national par voie d’ordonnances – ici par exemple pour l’adapter au règlement européen portant sur les cryptoactifs – laissant de côté au moins temporairement un Parlement sans doute trop heureux de cela.
Soumis à l’avalanche d’un droit européen qu’il ne contrôle pas en amont, le Parlement doit nécessairement adapter notre droit en aval, et on ne saurait le lui reprocher. Mais constatons que la méthode utilisée a bien des effets pervers, qui, tous fragilisent notre souveraineté.
Le piège de la démocratie participative
Voici pour le fonctionnement actuel, mais quid de l’avenir ? Il n’a échappé à personne que l’Union européenne va connaître une évolution majeure grâce à la Conférence sur l’avenir de l’Europe, « exercice démocratique unique et sans précédent » qui s’est déroulé d’avril 2021 à mai 2022. La Conférence s’est organisée autour de quatre éléments : une plateforme numérique où tous les citoyens pouvaient participer ; un panel de 800 citoyens « sélectionnés de manière aléatoire », mais « représentant la diversité sociologique de l’UE » – deux notions contradictoires, ou alors le hasard fait vraiment bien les choses ; des panels de citoyens nationaux choisis de la même manière ; des assemblées plénières pour débattre des recommandations des panels et des contributions recueillies, présentant leurs propositions à un conseil exécutif co-présidé par des membres du Conseil, du Parlement et de la Commission.
Nous sommes ici devant un de ces exemples de « démocratie participative » qui a vocation à remplacer la « démocratie représentative ». La Conférence citoyenne sur le climat, en France, a montré les limites du genre : entre choix des participants, des experts devant les éclairer, des organes chargés de rédiger le rapport final, tout est sous contrôle, et seule la doxa des organisateurs peut s’exprimer. Il n’est donc pas surprenant de voir que le rapport final ce la Conférence européenne, comprenant 49 propositions et 326 mesures, a été suivi par des « actions-clés de l’Union », les services du Conseil estimant que 95 % d’entre elles pouvaient être mises en œuvre dans le cadre actuel des traités.
Ainsi en est-il, par exemple : dans le domaine économique, de l’égalité des rémunérations entre les hommes et les femmes pour un même travail et de l’équilibre hommes-femmes au sein des conseils des sociétés ; dans celui de l’éducation, de « l’apprentissage au service de la transition écologique » et de la participation « des jeunes » ; dans celui de la « transformation numérique » de l’identité numérique européenne « sécurisée » (sic !) ; pour la démocratie européenne, du développement de panels de citoyens européens ; pour l’État de droit, de la lutte contre la désinformation et l’ingérence ; dans le domaine du changement climatique, de la réduction des émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici à 2030 ; dans celui de la santé, du renforcement des capacités à réagir à de futures pandémies ; en politique étrangère, du « soutien solide » à l’Ukraine ; et face au phénomène migratoire, enfin, de la réforme du pacte sur la migration et l’asile. Sans grande surprise donc, il s’agit d’une fuite en avant dans tous les pires travers des eurocrates de l’Union européenne, sous couvert d’une pseudo légitimité démocratique.
Mais ce n’était pas encore assez, et l’Assemblée nationale a adopté le 29 novembre 2023 une « résolution européenne relative aux suites de la conférence sur l’avenir de l’Europe ». Constatant que certaines des propositions supposent une révision des traités, comme aussi l’évolution du « contexte géopolitique européen et international […] notamment avec la guerre en Ukraine », l’Assemblée nationale souhaite une nouvelle Union. Quels en sont les principaux axes ?
Démocratie de façade
D’abord, le renforcement de la démocratie de façade : « mise en place pérenne de mécanismes de démocratie participative, avec la poursuite et l’approfondissement du système des panels citoyens ». La démocratie représentative ? L’Assemblée demande l’octroi d’un « droit d’initiative législative au Parlement européen ». Mais les parlements nationaux ? Ils auront le droit « d’inviter les institutions de l’Union à agir dans un domaine où une action au niveau européen serait plus efficace » – autrement dit de demander un transfert de leurs compétences à l’Union. Vous avez dit souveraineté ?
Et puisque l’on parle de souveraineté étatique, on sait que son dernier vestige réside dans la règle de l’unanimité, ultime veto des États dans certains domaines. Après avoir constaté qu’elle « contribue au ralentissement, voire dans certains cas au blocage des négociations européennes », l’Assemblée dite « nationale » souhaite donc la voir disparaître au profit de votes à la majorité qualifiée. Mais, « consciente de la difficulté de parvenir dans des délais rapides à une révision pourtant nécessaire des traités européens, [elle] soutient le recours aux clauses passerelles » – autrement dit, elle envisage de la faire disparaître sans réviser officiellement les traités, et donc sans permettre leur examen par les parlements et/ou les peuples. Une contradiction manifeste avec l’affirmation contenue ailleurs selon laquelle la même Assemblée « soutient le passage par référendum pour toute délégation de souveraineté ou toute réorganisation de la souveraineté déléguée ». Mais qu’importe !
La règle de l’unanimité ne subsisterait que pour les décisions « concernant l’admission de nouveaux États membres », mais l’élargissement, « impératif catégorique de l’Union européenne dans les prochaines années », ne peut se faire sans garanties. La première est « le strict respect par les pays candidats à l’adhésion des principes politiques fondateurs de l’identité de l’Union que sont le respect de l’État de droit, des droits fondamentaux et des libertés publiques, ainsi que la forme démocratique du gouvernement ». Mais cela suppose aussi, avec les États déjà membres, d’en finir avec « la contestation actuelle du modèle institutionnel européen » et, pour « sauvegarder l’existence même d’un ordre juridique communautaire, [de] faire échec à la remise en cause de la primauté du droit de l’Union ».
Pour réaliser cela, l’Assemblée nationale française « exhorte les institutions européennes », à la suite du Parlement européen qu’elle se contente de copier, à convoquer une « convention » pour la révision des traités, « tout en respectant le temps démocratique ouvert par les élections du Parlement européen au printemps 2024 ». Pour être clair, elle souhaite que cette révision et ses abandons de souveraineté aient lieu après les élections, pour éviter une rébellion plus importante encore des peuples ainsi dépossédés. Vous avez dit démocratie ?
Illustration : Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée nationale, inaugure l’exposition « La Beauté et le Geste », parfait résumé du rôle auquel elle entend voir cantonnée l’Assemblée nationale.