nvLe mois de janvier 2021 restera comme un point de retournement de notre histoire contemporaine. Et pas seulement à cause de l’aggravation de la pandémie. Le 5, la Géorgie a élu deux sénateurs démocrates, donnant ainsi à Joe Biden (avec la voix prépondérante de la vice-présidente Kamala Harris) une majorité au Sénat, et donc la possibilité d’accomplir son programme, qui fera probablement peu plaisir, expérience faite et malgré leurs illusions initiales, aux Européens en général et aux Français en particulier. J’attire l’attention sur le fait que l’une des premières décisions du nouveau président a été de proposer un itinéraire pour les « sans-papiers » leur permettant d’accéder à la nationalité américaine en huit ans au maximum. Si le Congrès accepte cette mesure, ce sera en fait la mise en place d’un droit général à l’immigration, qui aura une bonne chance de devenir progressivement une norme internationale, étant donné la pression un peu partout dans ce sens. En Allemagne par exemple, le deuxième pays d’immigration après les États-Unis, de nombreux experts et associations vont dans le même sens, comme un peu partout d’ailleurs.
Le 16, la CDU a choisi le successeur de Mme Merkel à sa tête : Armin Laschet, de tous les candidats celui qui a le plus affirmé sa continuité avec la chancelière. Il n’est certes pas encore chancelier, les élections n’auront lieu qu’en septembre, mais malgré l’agitation du pays depuis 2015 un désir de continuité l’emporte. On ne remettra pas en cause l’arrêt du nucléaire, le refus de la puissance, le multiculturalisme et l’orientation croissante vers Pékin. Cela rendra beaucoup plus difficile une réponse européenne, à base franco-allemande, aux défis actuels auxquels est affronté notre continent.
D’autant plus que la Chine, vient-on d’apprendre, est sortie, sinon de la pandémie, du moins de ses conséquences économiques, avec une progression du PIB de plus de 6 % en un an. Pendant ce temps Navalny est rentré en Russie où il a été immédiatement arrêté : malgré sa réputation en Occident, il ne paraît pas en état de remettre en cause le pouvoir poutinien, ses partisans sont moins nombreux qu’on le prétend ici.
Sur qui compter ? L’Italie a elle aussi choisi ce mois de janvier pour une crise politique. Et la Grande-Bretagne ne fait plus partie de l’Union européenne. Mais on se rend compte depuis le 1er janvier que le Brexit n’est pas terminé, la rupture provoque une série de problèmes qui vont nous accompagner pendant des mois, voire des années : les échanges commerciaux physiques rencontrent pour le moment de grandes difficultés, à cause du maquis des procédures douanières. La filiale fret routier de la Deutsche Bahn a récemment arrêté ses expéditions vers la Grande-Bretagne, le commerce alimentaire en produits frais, les pièces détachées pour l’industrie automobile sont particulièrement affectés. Quant aux services financiers, non couverts par l’accord de Brexit, ils sont bloqués dans l’Union les uns après les autres, Bruxelles refusant pour le moment systématiquement autorisations et équivalences. Il est impossible actuellement de savoir comment cela sera réglé. On constate cependant qu’il y a quelques jours la Suisse (qui s’est vu retirer par Bruxelles, en 2019, l’agrément annuel dont elle jouissait pour ses services financiers) et Londres ont conclu un accord pour la cotation des valeurs sur leurs marchés respectifs. Est-ce le début de la formation d’un centre financier anglo-suisse en marge de l’UE, ce qui poserait à celle-ci de vastes problèmes ? Il est trop tôt pour y voir clair dans ces questions complexes, mais qui ne vont pas encourager les Britanniques à adopter une humeur coopérative…
Forces centrifuges
On peut cependant penser qu’un contre-modèle anglo-suisse pourrait bien voir le jour : l’Autriche voulait consacrer une aide (modique) à son secteur du spectacle sinistré, elle doit attendre l’accord de Bruxelles, qui se réserve d’autoriser ou pas toutes les aides nationales dans le cadre de la pandémie, alors qu’au même moment la Suisse mettait en place une aide équivalente, sans problème évidemment. C’est très exactement cette souplesse que Londres compte bien mettre en œuvre. Le potentiel des deux pays, en matière de services financiers et d’innovation, est considérable, rappelons-le.
L’Irlande du nord et son gouvernement « unioniste » connaissent une situation très difficile : contrairement à ce qui avait toujours été promis par Boris Johnson à Belfast, l’accord du Brexit maintient l’Irlande du Nord dans l’espace commercial et juridique de l’UE, donc du côté de Dublin, avec des contrôles entre le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord, ce qui complique le commerce et provoque en ce moment des pénuries. Étant donné la complexité des relations entre les deux Irlandes, l’issue de cette situation est imprévisible, mais une réunification à terme de l’Irlande, et donc la sortie de l’Ulster du Royaume-Uni, ne peut plus être exclue.
Au-delà du cas irlandais, beaucoup de Britanniques soupçonnent Bruxelles de vouloir encourager l’indépendantisme écossais pour affaiblir et « punir » le Royaume-Uni. Certes, la partie de l’accord du Brexit concernant la pêche est particulièrement pénible pour les pêcheurs écossais, et d’autre part le Premier ministre écossais, Mme Sturgeon, veut un nouveau référendum. Il n’est pas du tout sûr cependant que celui-ci ait lieu (il faut l’accord de Londres). L’Écosse représente 8,2 % de la population du Royaume-Uni, mais 7,4 % de son économie et ne réalise que 5 % de ses exportations. 61 % du commerce écossais se fait avec le Royaume-Uni, et 90 % transite par le Royaume-Uni. Et l’Écosse bénéficie massivement de la péréquation des dépenses publiques que pratique Westminster : 25 % de plus de dépenses publiques par habitant en Écosse qu’en Angleterre. Quant à la manne pétrolière, elle est à peu près épuisée. Si le référendum a lieu, il n’est pas sûr que les indépendantistes l’emportent.
Mais l’important ici est que, si les responsables britanniques (à tort ou à raison, peu importe) estiment que les Continentaux veulent « détricoter » le Royaume-Uni, l’établissement de relations plus positives entre Londres et l’UE sera difficile… On constate par exemple que le Royaume-Uni vient de refuser d’accorder le plein statut diplomatique au représentant de l’Union européenne à Londres.
En Europe, l’illusion du repli
Par ailleurs, un récent sondage dans l’UE apporte une indication importante : deux tiers des Européens sentent que les choses vont mal, ils souhaitent rester neutres en cas de conflit entre les États-Unis et la Chine, ou entre les États-Unis et la Russie. Mais s’ils sont de plus en plus critiques à l’égard des États-Unis, de plus en plus conscients d’être européens et satisfaits de leur système de protection sociale, ils ne sont pas prêts à dépenser plus pour une véritable politique de défense européenne. En fait ils rêvent d’un repli sur eux-mêmes, dans une illusoire neutralité qui ne les mettrait pas à l’abri des pénétrations économiques, informatiques, migratoires, etc., qui sont la marque du monde actuel. Pour un grand ensemble géopolitique la neutralité n’est pas possible : « Si vous ne vous intéressez pas à la guerre, la guerre, elle, s’intéressera à vous », disait Trotski.
Après ce noir mois de janvier, que faire ? Bien entendu lutter contre la dérive mondialiste qui, après la surprise de la pandémie, reprend de tout côté, en étant particulièrement attentif aux innovations juridiques et en suivant le conseil des vieux Romains : In principiis obsta. Ne pas déifier nous-mêmes le droit européen en gestation constante. Au niveau européen, ne pas céder à la tentation du financement bruxellois des aides budgétaires en ce temps de pandémie, solution de facilité mais qui sort du cadre fixé par les traités et prépare l’arrivée par la porte de service d’un État européen fédéral. Tout faire bien entendu pour réduire les conséquences négatives du Brexit pour notre commerce, pour notre industrie, pour notre capacité d’innovation, pour notre défense.
Et pour le reste consacrer tous nos efforts à l’essentiel : maintenir une politique énergétique qui ne nous prive pas demain d’électricité, au nom de l’idéologie écologique dominante. Et pour la sécurité : rester ouvert aux nombreux cas de figure possibles, ne pas rêver à une défense européenne née toute armée, mais utiliser à fond les possibilités non négligeables de regroupements ad hoc que fournissent l’OTAN et l’UE pour pouvoir mettre sur pied, le cas échéant, en fonction des problèmes et avec ceux de nos partenaires qui le souhaiteront, des combinaisons de forces crédibles.
Illustration : Flocke et ses trois oursons polaires nés dans le parc. Ils sont à l’abri dans un environnement contrôlé, petits citoyens européens protégés de tout et même de vivre. Marineland, Antibes.