Le premier serait en grâce au Vatican, artisan avec quelques prélats jésuites de l’accord secret passé avec son pays s’il avait fait amende honorable au Parti communiste chinois. Le second serait un homme d’affaires honoré par Pékin s’il avait prêté allégeance au nouveau Mao, comme ses pairs.
(John Wong/EYEPRESS)
Photo via Newscom/eyepress103365/EPN/Newscom/SIPA/2102090331
La réalité est qu’aujourd’hui tous deux sont murés à Hong Kong, autrefois symbole d’une liberté qu’ils ont chérie au point de quitter leur patrie commune. L’un est cardinal, originaire de Shanghai où il est né en 1932. L’autre est entrepreneur, né à Canton en 1947 ou 1948. Le premier a baptisé le second qui s’est converti en 1997, lors de la rétrocession par les Anglais de la florissante Hong Kong à la dictature chinoise. On ne présente plus Monseigneur Zen, 93 ans. Son passeport, confisqué depuis qu’il a été libéré sous caution en 2022 après une détention de quelques heures, lui avait été rendu pour quelques jours afin d’assister aux funérailles de Benoît XVI l’année suivante.
Jimmy Lai, en chinois Lai Chee-ying, est moins connu en France. Il fut présenté (avec le chef du Parti Démocrate Martin Lee) à Benoît XVI par Mgr Zen. Aujourd’hui, les écrits du pape allemand sont, avec sa famille, les étoiles qui éclairent la longue nuit du brillantissime homme d’affaires emprisonné depuis 2020, dont les tortionnaires prennent soin d’effacer tous les repères (isolement total, cellule sans fenêtre sur le ciel). L’issue du procès fleuve qui a commencé le 18 décembre 2023 est sans cesse repoussée par trois jeunes juges incompétents comme cette Lady Esther Toh qui lui déniait mi-février jusqu’à sa sinistre condition de prisonnier politique : « Ceci est une cour criminelle, cela n’a rien à voir avec la politique… M. Lai ! êtes-vous en train d’essayer d’introduire de la politique dans ce tribunal ? Vous n’y êtes pas autorisé ! » Grâce à deux ouvrages récents publiés en langue anglaise1, ces deux personnes hors du commun témoignent d’une façon saisissante.
Joseph Zen : « il existe hélas deux églises différentes en Chine. »
Le petit livre du cardinal Zen se veut d’abord un retour aux sources : l’Église est construite sur les apôtres, non sur un livre. L’Évangile, écrit sous l’inspiration de l’Esprit Saint, doit aussi être expliqué par la Tradition Sacrée toujours vivante, élément indispensable à l’Église au même titre que le Credo et le Magistère. « Si je dis “je veux le Christ seulement dans l’Évangile ; je ne veux pas la Tradition Sacrée ; je ne veux pas le Credo ; je ne veux pas le Magistère”, je ne peux pas du tout trouver le Christ ».
Le cardinal s’adresse surtout aux leaders de l’Église : ceux qui sont en désaccord avec l’utilisation des concepts grecs pour exprimer le mystère de la Sainte Trinité ; ceux qui voient dans le Concile de Trente, dans l’encyclique Quanta Cura de Pie IX et dans la condamnation du modernisme par saint Pie X autant de refus de vivre avec son temps ; ceux qui n’acceptent pas non plus l’encyclique Veritatis Splendor de saint Jean-Paul II contre le relativisme éthique ; bref, ceux qui sont les sages et les intelligents de l’Évangile – et n’ont donc pas accès à la sagesse révélée seulement aux tout-petits.
Si bien des décisions ont été prises dans l’histoire de l’Église par ses dirigeants, elles sont surtout le fait de l’Esprit Saint, le cardinal en est convaincu : Il « ne leur permettra pas de la mettre par terre ». Tels ces évêques et ces prêtres qui en critiquent ouvertement les enseignements, et qui pensent avoir une mission de lutter contre Elle pour déployer leurs charismes. L’Église de Pierre ? Le cardinal témoigne pour la Chine de ses 75 dernières années : « Combien de fidèles ont donné leur vie pour cette vérité et sont morts dans les prisons et les camps de travail ? De nombreux frères et sœurs ont offert leurs vingt ou trente années les plus précieuses derrière les barreaux… Il fut un temps où mentionner le pape était interdit… Les cœurs des fidèles chinois, qu’ils soient dans des communautés souterraines ou officielles, n’ont jamais quitté le pape… J’ai pu confirmer ceci à mes frères évêques au Synode des évêques de 1999. Hélas, je ne peux plus dire la même chose aujourd’hui : il existe réellement deux églises différentes ». En clair, l’église fidèle au pape et celle inféodée au Parti.
C’est l’accord secret de 2018 entre le Saint-Siège et la République Populaire de Chine sur la nomination des évêques, renouvelé pour quatre ans le 22 octobre 2024, qui est visé ici. Un accord dont le pape François s’est pourtant félicité lors de la cérémonie des vœux au corps diplomatiques, le 9 janvier, comme un « signe de la volonté de poursuivre un dialogue constructif pour le bien de l’Église catholique dans ce pays et pour le bien de tout le peuple chinois », souhaitant de son côté « poursuivre cette œuvre ».
Jimmy Lai : « comme si ma mère m’appelait dans l’obscurité de la nuit ».
La vie de Jimmy Lai, écrite par un journaliste américain longtemps basé à Hong Kong – et membre du comité de direction de sa dernière entreprise, Next Digital – se lirait comme un roman si le protagoniste, 79 ans, n’était en train de croupir en prison. Lorsque la Révolution éclate, en 1949, un ou deux ans après sa naissance, ses parents sont autorisés à partir à condition de laisser leurs enfants. Son père part, sa mère reste : la famille étant riche, elle est étiquetée ennemi du peuple et envoyée périodiquement en camp de travail, forcée parfois d’avancer à genoux sur des tessons de verre brisé, et de demander pardon au Parti communiste chinois devant la foule ; le garçonnet est réduit à l’âge de 5 ans à chercher de quoi se nourrir lui et ses deux sœurs – ils ne la revoient que le week-end.
À 8 ans, il travaille (nous sommes dans les années 50 !) comme porteur dans une station du train qui relie alors Canton à Hong Kong ; c’est là qu’arrivaient encore les rares personnes qui venaient du dehors. Bien des années plus tard, ce point de contact avec l’étranger lui apparaît comme un rare privilège : « quand vous vivez dans un pays communiste entouré de mensonges, vous êtes effrayé par le monde extérieur parce que vous entendez qu’il est horrible ». Il prend soudainement conscience du décalage entre le discours officiel et la réalité. À douze ans et demi, il part pour Hong Kong et atteint le paradis dont il rêve. Employé dans une fabrique de gants, il apprend l’anglais. Il n’a pas 21 ans quand il prend la tête d’une entreprise de pullovers qui emploie 300 personnes et qu’il redresse en quelques années. À 26 ans, il crée sa propre entreprise puis fonde Comitex, une entreprise textile qui va lui apprendre à faciliter au maximum le travail de ses salariés pour qu’ils ne perdent pas leur temps à rechercher les pièces nécessaires à la réalisation des vêtements. Sa première commande à l’exportation va lancer l’affaire, l’une des premières de Hong Kong dans son domaine.
Le succès de l’entreprise suivante, Giordano, est celui d’un « fast food » de vêtements simples et déclinés en différentes couleurs pour les classes moyennes comme il n’en existait pas encore en Asie. Un entrepreneur japonais s’intéressera de très près à cette formule qu’il copiera en créant Uniqlo. Jimmy Lai pense que le développement économique de la Chine, à la faveur des changements initiés par Deng Xiao Ping dans les années 80, entraînera des réformes politiques – au cours de cette même décennie, Margaret Thatcher négociait avec Deng le retour de Hong Kong à la Chine sans aucune participation des principaux intéressés, les Hongkongais…
Les manifestations de la Place Tiananmen éclatent en avril 1989 à Pékin après la mort d’un dirigeant du Parti Communiste Chinois réformateur, Hu Yaobang, chassé par Deng. Les Hongkongais aident et Jimmy prend sa part : il donne de l’argent, vend des milliers de tee-shirts avec un slogan imprimé appelant à la démission des caciques et envoie des tentes aux étudiants. « Aucun homme d’affaires ne faisait ce que faisait Jimmy », se souvient une jeune activiste à l’époque. Le massacre du 4 juin, ordonné par Deng Xiao Ping, marque un tournant dans la vie de l’entrepreneur. « Soudain, c’est comme si ma mère m’appelait dans l’obscurité de la nuit et mon cœur s’ouvrit ».
En 1990, il se lance dans les médias avec la création de l’hebdomadaire Next, un magazine « deux en un » à la fois politique, économique et de divertissement. Il finit par vendre les parts de son empire textile, une opération qui lui permet de lancer un quotidien, Apple Daily, en 1996, journal à sensation en couleurs et en cantonnais qui ne va plus cesser de critiquer les hommes au pouvoir. L’année suivante, Hong Kong rentre dans le giron de la Chine ; et Jimmy Lai se convertit. En 2000, il déménage à Taiwan où il fonde l’Apple Daily Taiwan, puis l’année suivante Taiwan Next Magazine, avant d’essayer d’acheter une chaîne de télévision en 2008 : il doit jeter l’éponge face au tir de barrage d’un homme d’affaires à la solde de Pékin. Il recommence son combat à Hong Kong en 2014 en appuyant le mouvement des Parapluies jaunes, puis les manifestations étudiantes qui seront brisées par Pékin en 2019. En 2020, la loi de Sécurité Nationale s’abat sur tout le pays, Jimmy Lai est envoyé en prison.