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Le XXIe siècle marquera-t-il la fin du peuple slave ?

1re partie : Les Slaves, un peuple rescapé. « Le passé des Slaves, leurs orientations, leurs problèmes déterminent aussi notre avenir1 » (Francis Conte, Les Slaves)

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Le XXIe siècle marquera-t-il la fin du peuple slave ?

Fort de quelque 300 millions de personnes de par le monde, le peuple slave est de nos jours le groupe ethnolinguistique le plus nombreux en Europe. Avec treize pays2, les Slaves couvrent aujourd’hui l’Eurasie et la plus grande partie de l’Europe. Au vingtième siècle, menacés d’extermination par les nazis et décimés par le pouvoir stalinien, ils furent mis à rude épreuve. Aujourd’hui, la possibilité d’une guerre totale entre l’OTAN et la Russie avec utilisation de l’arme nucléaire, fait soudain ressurgir le spectre de leur élimination du continent eurasiatique. En effet, depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, près d’un million de Slaves ukrainiens et russes ont péri.

« D’origine indo-européenne, le peuple slave a diffusé à partir du flanc nord des Carpates, dès le milieu du premier millénaire, sur une large bande allant de la haute Vistule au Dniepr moyen, au sud de la Pologne actuelle, en Biélorussie et au nord-est de l’Ukraine. Les Slaves se sont alors divisés de façon irrémédiable en prenant part aux Grandes Invasions, ces vastes mouvements chaotiques qui ont bouleversé l’ensemble de l’Europe – sonnant le glas du monde antique pour ouvrir la porte de l’espace européen, tel que nous le connaissons aujourd’hui »3, écrit le slaviste Francis Conte dans son ouvrage consacré à l’histoire des Slaves du VIe au XIIIe siècle.

Bien que divisés dans les domaines géographique, culturel et religieux (christianisme orthodoxe, catholicisme romain, islam, protestantisme), les Slaves ont fini par former, selon l’historien et slaviste Francis Dvornik, « une unité organique ». En effet, « ils possèdent tous de nombreux traits communs visibles dans leur histoire politique, leur civilisation, leur génie national et leur langue »4. Ils constituent, en outre, l’élément ethnique dominant en Eurasie, cette zone intermédiaire entre l’Europe et l’Asie, car ils occupent de fait un territoire de plus de 18 millions de km2, qui s’étend de l’Europe centrale (Slaves occidentaux) et des Balkans (Slaves méridionaux) jusqu’à Vladivostok sur la côte du Pacifique à travers les Pays baltes, la Biélorussie, l’Ukraine et la Russie (Slaves orientaux). Ils sont également présents dans les ex-républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale. À noter par ailleurs l’existence de plusieurs diasporas originaires du monde slave sur le continent américain et en Australie.

Les Slaves, un peuple rescapé des effroyables épreuves du vingtième siècle

Décimés au fil des siècles par les invasions et les innombrables guerres qui ont secoué le continent eurasiatique, les Slaves ont connu au XXe siècle les pires épreuves de leur histoire, à commencer par les guerres balkaniques en 1912 et 1913. La Première Guerre mondiale fit plus de 3 millions de morts et près de 5 millions de blessés dans l’Empire russe qui comptait alors 158 millions d’habitants et 1,25 million de morts et plus de 100 000 blessés dans le Royaume de Serbie (sur 4,5 millions d’habitants).

Après la révolution bolchevique de 1917, le pouvoir communiste mit à rude épreuve les populations slaves de l’ancien empire russe en les soumettant pendant plus de 70 ans à une répression d’une extrême brutalité avec des purges récurrentes, des famines organisées et des déportations massives.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les populations rescapées de cette effroyable période, dont a témoigné l’écrivain et dissident antisoviétique Alexandre Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag, n’échappèrent cependant pas à l’avancée génocidaire de l’Allemagne nazie. Entre 22 et 27 millions de Soviétiques, plus d’un million de Yougoslaves et deux millions d’habitants des régions orientales de la Pologne périrent, soit plusieurs millions de Slaves parmi ces victimes.

Le génocide des Slaves et la conquête de l’espace vital de l’Allemagne nazie au détriment de la Russie

Comme l’avait préconisé Hitler dans Mein Kampf, les nazis s’attelèrent à coloniser les territoires conquis à l’Est dans une volonté d’étendre l’espace vital du Troisième Reich (Lebensraum). Les Slaves étaient considérés dans la théorie raciale d’Hitler comme des sous-hommes destinés, à l’instar des Tziganes et des Juifs, à travailler comme une main d’oeuvre serviable à merci et à voir leurs terres et propriétés occupées. Cette expansion devait permettre de garantir l’autosuffisance alimentaire et la montée en puissance du Reich face aux États-Unis, à l’immense Russie et aux puissances rivales qu’étaient la France et la Grande-Bretagne alors adossées à leurs vastes empires coloniaux.

Une fois colonisés par le Reich, il était prévu que les territoires européens de la Russie fassent l’objet d’un repeuplement par des colons allemands. Cependant, les zones de peuplement slave dans ces territoires si convoités représentaient un obstacle à la constitution du Lebensraum nazi. C’est ainsi que selon le vaste et funeste programme intitulé Generalplan Ost, ou « Schéma directeur pour l’Est », s’inspirant d’une utopie raciste, quelque trente millions de Slaves, considérés comme des sous-hommes devaient être réduits en esclavage et condamnés à une mort certaine par le travail forcé et la famine5.

L’universitaire et membre de la SS Konrad Meyer-Hetling (1901-1973) fut le concepteur de ce projet génocidaire6. Dès 1940, il avait élaboré une carte d’aménagement des territoires devant être conquis à l’Est. Il s’inspira, pour ce faire, des anciens projets de colonisation germanique de l’Europe de l’Est apparus dès le milieu du XIXe siècle en Allemagne, comme en témoignent les écrits de l’économiste Friedrich List, du théoricien de la germanité Paul de Lagarde ou du sociologue Max Weber, et plus tard les préconisations du général Erich Ludendorff, qui dès 1917, recommandait l’expulsion des Baltes et des Slaves des territoires occupés par l’Allemagne pendant la Première guerre mondiale et leur remplacement par des populations germaniques. Dans un second temps, Meyer-Hertling préconisa l’expulsion des Juifs des Pays baltes pour les remplacer par des Volksdeutsche (minorités allemandes) de la Baltique. Himmler, en sa qualité de commissaire du Reich à la colonisation, s’attela à mettre en œuvre ces projets de planification et de germanisation de l’Europe centrale et orientale. Hitler, pour sa part, envisagea de les étendre aux Balkans, à l’Ukraine, à la Crimée, dans un espace allant de la mer Noire au cercle polaire et finalement de repousser de 500 kilomètres les frontières du Reich jusqu’à l’Oural. En dépit des défaites essuyées par l’Allemagne nazie, en 1944, l’idéologue du Reich Roland Freisler plaida pour la construction d’une Europe germanique peuplée d’un milliard d’Allemands, comprenant la Russie d’Europe, qui aurait été préalablement épurée de ses populations slaves. Freisler fut en outre impliqué dans l’élaboration de la solution finale.

Dans l’État indépendant de Croatie (NDH), sous contrôle à la fois de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, les Slaves orthodoxes furent rudement touchés par la politique génocidaire du chef d’État (Poglavnik) Ante Pavelić. Un mois à peine après la prise du pouvoir à Zagreb des fascistes croates (avril 1941), le ministre de l’Éducation Mile Budak annonçait la couleur : « Nous allons convertir au catholicisme un tiers des Serbes, en déplacer un tiers et en éliminer le dernier tiers ». Dès l’été 1941 vont se multiplier massacres et déportations des Serbes, Tziganes et Juifs sur tout le territoire de la NDH. Entre 1941 et 1944, les historiens estiment de 400 000 à 700 000 le nombre de personnes mortes dans le camp de Jasenovac7.

Après la guerre, l’effroyable répression exercée par les organes de sécurité en Union soviétique perdura jusqu’à la mort de Staline, en 1953, et décima la population des quinze républiques soviétiques. En Europe centrale et orientale et dans les Balkans, le communisme eut des effets néfastes sur les populations slaves, comme en a témoigné au fil des décennies entre 1945 et 1990, l’observation de la démographie de ces pays.

 

[La deuxième partie de cet article paraîtra dans le numéro 243 de Politique magazine, février 2025]

Ana Pouvreau, géopolitologue, est Docteure en Études slaves de l’Université de Paris IV-Sorbonne et diplômée en Relations internationales et Études stratégiques de Boston University.

Alexis Troude est Docteur en histoire spécialiste de la Serbie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les Balkans.

 

1 Francis Conte : Les Slaves, Paris, Albin Michel, réédition 1996, p.17.

2Russie, Ukraine, Pologne, Biélorussie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Macédoine du Nord, Croatie, Tchéquie, Monténégro, Serbie, Slovaquie, Slovénie.

3Francis Conte, p.25.

4Francis Dvornik, Les Slaves, histoire et civilisation de l’Antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, Seuil, 1970, p.9.

5. Voir à ce sujet :

  • Christian Baechler, Guerre et extermination à l’Est : Hitler et la conquête de l’espace vital. 1933-1945, Paris, Tallandier, 2012.
  • Jean Stengers, Himmler et l’extermination de 30 millions de Slaves, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 3, no 71,‎ 2001, pp 3-11.
  • Johann Chapoutot, La Charrue et l’Épée : Paysan-soldat, esclavage et colonisation nazie à l’Est (1941-1945), Hypothèses, vol. 1, no 10,‎ 2006, pp 261-270.

6. Konrad Meyer-Hertling, le planificateur génocidaire de la colonisation du Reich et membre de l’appareil dirigeant de la SS, a tranquillement fini ses jours en Allemagne fédérale en tant qu’enseignant à l’université de Hanovre.

7. Marco Aurelio Rivelli, Le génocide occulté : État indépendant de Croatie, 1941-45. L’Age d’Homme, 1998.

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