La Sublime Porte, qui perdait de sa superbe face à la Russie, cherchait des boucs-émissaires à ses déroutes, des victimes expiatoires à sa relégation. 1,2 million d’Arméniens furent exécutés, 750 000 Assyro-Chaldéens et Syriaques, 500 000 Grecs Pontiques connurent le même sort. Les souvenirs du dominicain Jacques Rhétoré, fondateur de la mission de Van en Arménie et lui-même déporté à Mardin en 1914, illustrent avec une terrible précision le destin de ces chrétiens de Turquie qui peuplèrent ensuite le Nord de l’Irak, les confins de la Syrie et même certaines parties du Liban, sans parler de l’Arménie actuelle.

Aujourd’hui, la commémoration de ces années sanglantes a gagné quelques adeptes dans tout le paysage politique, mais la méditation des enjeux géopolitiques qui permirent le déroulement du génocide demeure bien légère : l’Allemagne, comme sous Guillaume II, continue ses accommodements avec les ambitions néo-ottomanes d’Erdogan, et la France déchristianisée ne se tient que mollement aux côtés des communautés chrétiennes angoissées des confins de la Syrie. Comparaison n’est pas raison : il ne reste plus suffisamment de chrétiens dans cette partie du monde pour qu’un nouveau plan d’éradication méthodique ne soit réitéré, mais les errements qui l’avaient permis demeurent.

Les progrès d’Erdogan au Levant

À la même époque, les Jeunes Turcs décidèrent également de jouer de la situation internationale pour décimer la population libanaise en lui imposant une famine qui emporta un quart à la moitié de la population. Moins connu, le terrible Kafno, la faim, dans la langue syriaque du Mont-Liban, fut déployé au Liban pour soutenir le même projet d’homogénéisation de la population de l’Empire ottoman. Djemal Pacha, gouverneur de la Syrie, et surnommé le boucher du fait de sa persécution des nationalistes arabes, utilisa toutes les ressources locales pour alimenter l’armée turque, privant les Libanais de toutes les ressources nécessaires à leur survie. Après la défaite ottomane, il s’enfuit ensuite en Suisse puis en Allemagne.

Cette terrible mémoire n’est pas sans nous alerter sur les progrès d’Erdogan dans son influence au Levant. Très écouté, pour ne pas dire décisionnaire, auprès des nouvelles autorités damascènes, la toile du président turc s’étend aussi au nord du Liban, à Tripoli notamment, où il aime à faire sentir son envergure, mais aussi dans ses relations avec l’Irak, dans le Caucase, en Asie Centrale et jusque dans les Balkans. Aveugle, l’Union européenne lui fait bien le reproche de blesser la démocratie libérale, de malmener ses oppositions et de s’insinuer jusqu’en Afrique, mais sans définir Ankara comme un adversaire géopolitique clair dans notre voisinage.

Membre éminent de l’OTAN, capable d’une diplomatie efficace auprès de nombre d’États membres de l’UE, la Turquie sait utiliser son rôle de paria quand elle le veut, et de partenaire quand elle l’entend, bénéficiant des largesses de la Commission européenne pour quelques projets, tout en s’imposant comme décisionnaire dans de nombreux dossiers méditerranéens, et ailleurs, comme les Arméniens d’Artsakh l’ont douloureusement constaté. L’assiduité politique aux commémorations ne suffira donc pas à rassurer ceux qui constatent avec angoisse le retour des desseins expansionnistes de la Turquie.

Illustration : La communauté arménienne en Argentine manifeste à Buenos Aires pour le 110e anniversaire du génocide.