Le nouveau gouvernement allemand est une expérience nouvelle d’alliance entre Socialistes, Verts et Libéraux, qui n’ont jamais gouverné ensemble dans le passé. Cette configuration improbable entre trois partis à l’électorat et aux programmes fort différents repose sur un accord de coalition (en allemand Vertrag, « traité », le mot est très fort) de 178 pages, curieux mélange de principes généraux désormais obligés (inclusifs, féministes, verts, et se réclamant à tous les paragraphes des « valeurs démocratiques »…), d’une masse considérable de mesures très précises, et d’un nombre non négligeable de points obscurs, sans que l’on sache toujours s’ils servent à camoufler des désaccords entre les trois partis ou s’ils ne visent pas plutôt à entourer les objectifs ultimes d’une sfumatura propice.
Le plus clair dans le programme, et le plus développé, est un ensemble de mesures tendant à moderniser l’économie, l’industrie, les communications de toute nature, des chemins de fer à l’Internet, en poussant la digitalisation à fond (dans un pays qui actuellement est plutôt en retard dans ce domaine). À mon avis, c’est fort judicieux.
Mais très développé également, et aussi très précis, un programme sociétal qui équivaut à une révolution : droit de vote à 16 ans, libéralisation du cannabis, bouleversement du code de la famille avec une extraordinaire dévaluation de la parentalité classique, immigration encouragée (on vise 400 000 immigrés par an), transformation du code de la nationalité, affirmation de l’Allemagne comme pays multiculturel d’immigration. On prévoit une forme imprécise de dialogue avec les religions (le sujet est délicat, car les rapports avec les Protestants, les Catholiques et les Juifs, et leur financement, sont inscrits dans la Loi fondamentale, il faut donc biaiser). Cela permettra surtout d’insérer l’Islam dans le dispositif et de le financer, alors qu’il ne figure pas dans la Constitution. Question essentielle, qui ne sera pas sans répercussion chez les voisins de la RFA.
Le tout dans une réaffirmation lancinante des « valeurs de la démocratie », qui font penser au « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Par exemple, lois et règlements doivent être modifiés pour que les « extrémist.es et les extrémistes » puissent être immédiatement chassés des forces armées, sans procédure (mais qu’est-ce qu’un « extrémiste » ? Le texte ne le précise pas). La passation de pouvoirs, par exemple au ministère de la Défense, a été beaucoup moins consensuelle que notre presse ne l’a donné à entendre. En fait, nous assistons à un changement de cap brutal, à l’arrivé au pouvoir d’une Allemagne « libérale » au sens du protestantisme libéral (il n’y a pas un seul Bavarois dans l’équipe, pour la première fois, c’est très significatif).
Un ensemble fédéraliste normatif
J’avoue, après avoir lu ce programme sociétal, que j’ai des doutes sur la possibilité de le réaliser pleinement, et même sur la stabilité de la nouvelle coalition, car il y aura de fortes résistances dans le pays. Mais enfin cet ensemble va être soumis très rapidement au Bundestag, car c’est la partie du programme la plus simple à mettre en œuvre. D’autre part, il est clair que pour les auteurs de ces projets, qui affirment, je vais y revenir, leur fédéralisme européen, tout ça a vocation à devenir un nouvel ensemble normatif pour toute l’Union européenne, via les directives de Bruxelles et les décisions de la Cour de Luxembourg et de la Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg, qui devraient être intégrées dans le processus normatif européen (là aussi avec de vastes conséquences à prévoir).
Jamais la RFA n’a affirmé aussi clairement la volonté de parvenir à « un Bundesstaat européen fédéral »
Certains secteurs de l’opinion européenne seront enchantés, et il y aura une force d’entraînement. Mais il y aura aussi des résistances, et pas seulement en Pologne et en Hongrie : l’électorat français, dans ses orientations actuelles, ne me paraît pas sur la même longueur d’onde. Mais la question fondamentale est que jamais la RFA n’a affirmé aussi clairement la volonté de parvenir à « un Bundesstaat européen fédéral », avec les modifications des traités nécessaires, et en donnant au Parlement européen un droit d’initiative. Certes, la nouvelle ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, lors de sa première visite à Varsovie le 10 décembre, s’est entendu dire par son collègue polonais qu’il n’était pas question d’un État européen fédéral.
Mais le lecteur se souvient que dans le numéro de Politique Magazine du mois d’octobre dernier, j’avais évoqué la possibilité d’un « grand compromis », d’une accélération de l’intégration européenne en échange d’une aide financière de Bruxelles aux pays membres frappés par la crise. On pensait que la présence de Lindner au ministère des Finances, le très orthodoxe chef des Libéraux, excluait tout relâchement des règles budgétaires en RFA (très strictes, zéro déficit). Certains y voyaient même une difficulté majeure de la Coalition.
Or Lindner a mis de l’eau dans son vin : son projet de loi de finance pour 2022 prévoit de sortir du budget 60 milliards d’euros de crédits pour les placer dans le Fonds climat-énergie, et de les soustraire ainsi au calcul de la dette. Et au niveau de l’Union européenne, le « Pacte de croissance et de stabilité » est certes réaffirmé, mais on insiste sur sa « flexibilité » et sur le fait qu’il doit permettre la croissance. Après l’acceptation par Angela Merkel d’un endettement commun de l’Union, et dans une perspective plus fédéraliste, on peut penser que les États membres les plus endettés verront finalement leur situation facilitée.
L’UE, projection de l’Allemagne
On comprend l’optimisme du gouvernement français, qui pense enfin s’approcher de la réalisation du programme européen proclamé par le président Macron dès 2017, et pas seulement sur le plan économique et financier. Comme il vient de le dire : « L’Europe seule peut assurer une souveraineté réelle, c’est-à-dire notre capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts. Il y a une souveraineté européenne à construire et il y a la nécessité de la construire. » Et le programme de la Coalition paraît faire écho : « Une Union européenne renforcée sur le plan démocratique, plus capable d’agir et stratégiquement souveraine, sera la base de notre paix, de notre prospérité et de notre liberté ».
Mais en fait on n’est pas d’accord : pour le président français, l’« autonomie stratégique » de l’Europe, au sens militaire, sera un attribut essentiel de sa souveraineté. Mais le désaccord avec Berlin est total : en fait, la nouvelle coalition pense à une “défense civile”, telle qu’évoquée par certains spécialistes allemands depuis les années 1970. C’est ce que nous appelons la “résilience” des institutions, de l’économie, de la société face aux crises de toute nature, y compris internationale : ce n’est pas une défense militaire, qui, elle, relève exclusivement de l’OTAN, encore plus que pour le gouvernement précédent. La seule disposition militaire précise évoquée concerne justement le remplacement des avions Tornado, chargés le cas échéant de transporter des bombes atomiques américaines stationnées sur le sol allemand. Elle symbolise l’inscription complète dans l’OTAN.
D’autre part la Coalition souhaite passer, pour la politique extérieure de l’Union européenne, du vote à l’unanimité au vote à la majorité qualifiée. Autre sujet de désaccord majeur avec Paris.
Mais on sent déjà des tensions à Berlin. Certes, le ton est désormais plus dur à l’égard de la Chine et de la Russie mais Olaf Scholz est plus prudent sur ces sujets qu’Annalena Baerbock, et la politique extérieure paraît devoir être contrôlée, en fait, de la chancellerie. D’autre part, le volet énergétique de la Coalition est finalement assez vague : la RFA ne peut pas se passer du gaz russe. Et en fait les nouveaux dirigeants sont beaucoup plus prudents au sujet de la crise ukrainienne que les Américains ou les Britanniques. Quant à la Chine, deuxième marché après les États-Unis, ils sont très divisés. C’est un des points faibles de la Coalition et de son programme, qui ne prend nullement en compte la réalité croissante d’un monde coupé en deux, entre la sphère chinoise et l’Occident. En fait on assiste à une projection de l’Allemagne, « le plus grand État membre de l’Union », au niveau européen. Ses intérêts passent avant tout, mais ils sont interprétés dans une vision post-moderne, qui exclut par principe la puissance militaire. Tout cela annonce une Europe très différente, peut-être avec des membres en moins. Les Français devront faire des choix…
Illustration : J’ai dit à Emmanuel Macron que j’étais d’accord pour renforcer l’Union européenne, c’est-à-dire l’Allemagne.